Opinion

La Turquie, l’Europe et les Droits de l’Homme

Depuis trois semaines, le Premier Ministre turc, Recep Tayip Erdogan, se multiplie sur le front européen. Il s’est d’abord rendu à Bruxelles pour y rencontrer les dirigeants de l’Union Européenne, puis a reçu à Ankara le président français François Hollande en visite d’Etat, avant de se rendre à Berlin pour s’y entretenir avec Angela Merkel. Ce soudain activisme européen s’explique sans doute par les déconvenues enregistrées par la diplomatie turque sur à peu près tous les sujets. La fameuse diplomatie néo-ottomane, dont le ministre des Affaires Etrangères Ahmed Davutoglu s’est depuis quelques années fait le chantre et le théoricien, s’est traduite par une série de revers assez extraordinaire. Pour s’être faite l’alliée des Frères Musulmans et du président destitué Morsi, la Turquie est aujourd’hui à couteaux tirés avec les militaires égyptiens réinstallés au pouvoir au Caire ; l’investissement  fait pendant des années sur Bachar-el-Assad est englouti dans la guerre civile qui ravage la Syrie et vaut à la Turquie de devoir héberger sur son sol des dizaines de milliers de réfugiés syriens ;  la relation avec Bagdad est au mieux médiocre, et souffre de la nouvelle intimité des milieux d’affaires turcs avec les Kurdes d’Irak ; la Turquie, premier pays musulman à avoir reconnu Israël dès la proclamation de l’indépendance, et qui entretenait avec l’Etat juif une coopération très active notamment dans le domaine militaire,  est aujourd’hui durablement brouillée avec Jérusalem ; et les relations avec Washington sont devenues aigres et tendues. Ankara mesure son isolement diplomatique. Du mot d’ordre de « zéro problème avec les voisins », MM.Davutoglu et Erdogan ont évolué vers la triste réalité de « zéro voisin sans problème ». Il est dans ces conditions compréhensible que le souhait de resserrer les relations avec l’Europe retrouve sa pertinence.

Mais après plus de dix années de remarquables succès économiques et politiques, le modèle turc a perdu de son lustre. La croîssance économique est en perte de vitesse, l’inflation reprend, l’investissement s’essouffle, et la livre turque s’effondre sur les marchés. Pour avoir  succombé à une dérive autocratique caractérisée, et avoir voulu islamiser à marches forcées une société turque en grande partie occidentalisée, M. Erdogan se heurte depuis le printemps dernier à une fronde des milieux les plus évolués qui ne désarme pas. Et voici que, en réaction à des scandales de corruption qui touchent plusieurs de ses proches, notamment son propre fils, l’homme fort de la Turquie a entrepris depuis quelque semaines une épuration féroce de la police et de la justice turques qui redonne un second souffle à cette opposition, suscite un tollé dans la presse internationale, et achève de jeter le discrédit sur son gouvernement.

C’est dire que l’offensive européenne en cours est loin d’être assurée du succès. A Bruxelles, M. Erdogan a dû essuyer des remontrances inhabituellement vigoureuses de de la part MM. Van Rompuy et Barroso sur les menaces à la démocratie qui pèsent désormais sur son pays. M. Hollande, qui avait curieusement choisi pour sa visite en Turquie une période troublée, y menait à contretemps une importante délégation d’hommes d’affaires et y poursuivait ostensiblement des visées avant tout économiques. Mais il n’a pu esquiver la question brûlante des perspectives européennes de la Turquie, et s’en est tiré par un exercice d’équilibrisme digne de l’affaire Léonarda. On trouve en effet dans ses déclarations officielles de quoi satisfaire à la fois les partisans de l’entrée de la Turquie en Europe (indication de sa disponibilité à poursuivre le processus, disposition à ouvrir de nouveaux chapitres de la négociation), ses adversaires les plus résolus (« le peuple français devra de toutes manières se prononcer par referendum à l’issue de la négociation », alors qu’un sondage IFOP rappelait le jour même où il s’envolait pour Ankara  que 83% des Français sont hostiles à l’adhésion de la Turquie), et les partisans de la temporisation (pronostic selon lequel la négociation durera bien au moins jusqu’en 2020). Quant à Angela Merkel, que l’on sait fort peu favorable à la perspective d’une entrée de la Turquie dans l’Union, elle s’est certes montrée aimable et disposée elle aussi  à poursuivre le processus entamé, mais a avoué publiquement  son « scepticisme » sur les chances d’une adhésion turque, et sa préférence pour une solution de partenariat privilégié. La moisson recueillie par M. Erdogan est bien maigre. Il devra s’en contenter, quand bien même il lui aura fallu payer le prix, pour la récolter, de se voir prodiguer de  sérieuses mises en garde sur le mauvais sort aujourd’hui fait en Turquie aux droits de l’homme et aux principes démocratiques.

Curieux paradoxe, en vérité, que le pas de trois dansé depuis une dizaine d’année par la Turquie, l’Europe et les Droits de l’Homme. L’Union, à l’avènement du gouvernement de M. Erdogan, exigeait du Premier Ministre turc qu’il satisfasse aux critères de Copenhague pour que puisse s’engager puis se poursuivre la négociation d’adhésion. Il s’y est prêté, car il y trouvait son avantage : c’est au nom de ces exigences démocratiques qu’il a hardiment démantelé le système kémaliste et est parvenu à venir à bout du pouvoir des militaires. L’Europe aura ainsi servi  à son insu le dessein d’Erdogan de pousser l’islamisation de  la société turque. Mais voici qu’emporté par son élan autocratique, et la disparition du contre-pouvoir de l’armée, il foule aujourd’hui aux pieds ce  qui semblait devoir le rendre fréquentable aux Européens : il y a en 2014 plus de journalistes emprisonnés en Turquie que dans la Chine communiste, et M. Erdogan sabre à  tour de bras, pour protéger son pouvoir de manière éhontée, dans la police et la magistrature. C’est au moment où il semble se souvenir qu’après l’avoir brocardée il a de nouveau besoin de l’Europe que l’exigence du respect des critères de Copenhague le rattrape.

Justice immanente. Le temps n’est pas encore venu d’épousseter à Bruxelles le siège réservé depuis l’accord d’association de 1963 à la Turquie. Mais celui du crépuscule du pouvoir autoritaire de M. Erdogan semble bien s’être, lui, rapproché.

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