Chronique Diplomatique

La Chine, puissance mondiale ou super-dragon régional ?

Revue des Deux Mondes (décembre 2014)

Il y a cinquante ans, la France du général de Gaulle reconnaissait la République populaire de Chine et établissait avec elle des relations diplomatiques. Le communiqué de janvier 1964 fut suivi, quelques semaines plus tard, de la nomination de Lucien Paye, ancien ministre de l’Éducation nationale, comme ambassadeur à Pékin. En mettant ainsi fin à l’isolement de la Chine communiste fermée à l’Occident et repliée sur elle-même depuis son avènement en 1949, le général de Gaulle faisait figure de précurseur.

L’établissement des relations diplomatiques entre Paris et Pékin marquait en effet un tournant. Dans les années qui suivirent, les autres puissances occidentales s’engagèrent à leur tour dans la voie ouverte par la France. Dès octobre 1967, le futur président Nixon, dans un article de la revue Foreign Affairs, avait écrit que, s’il était élu, l’un de ses buts prioritaires serait de faire entrer la République populaire de Chine dans la communauté internationale. De fait, à peine installé à la Maison-Blanche il se rendit en visite officielle à Paris du 28 février au 2 mars 1969 et, lors des entretiens de Trianon, il annonça au général de Gaulle son intention d’entamer un dialogue avec Pékin, demanda conseil à son interlocuteur et l’interrogea sur l’expérience glanée depuis l’ouverture des relations diplomatiques. Agissez vite, lui répondit en substance le Général, la reconnaissance de la Chine dans des conditions satisfaisantes sera plus facile à réaliser tant que celle-ci est faible, elle sera plus difficile une fois qu’elle aura retrouvé toute sa puissance.

M. Nixon se le tint pour dit. Alors que la guerre du Vietnam faisait encore rage, le Dr Kissinger, profitant d’une visite officielle au Pakistan, se rendit en secret à Pékin le 9 juillet 1971, avec la complicité de ses hôtes, pour y rencontrer le Premier ministre Zhou Enlai. Il ouvrait ainsi les voies à la visite officielle qu’effectua le président Nixon en Chine du 21 au 28 février 1972, et aux entretiens qu’eut celui-ci avec le président Mao et son Premier ministre. Entre-temps, les Nations unies avaient procédé, lors de la session de l’Assemblée générale de l’automne 1971, et avec l’appui tacite des États-Unis, au « rétablissement des droits légitimes de la République populaire de Chine » à l’ONU. Pékin reprenait enfin le siège occupé par Taïwan depuis la conférence de San Francisco. Une nouvelle ère pouvait ainsi s’ouvrir : celle du retour de la Chine dans la communauté internationale, prélude à son entrée dans la mondialisation.

On mesure mal aujourd’hui, alors que la Chine, après vingt ans de croissance à deux chiffres, est devenue la deuxième puissance économique du monde et que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) lui prédit la première place à compter de 2016, ce que la démarche du général de Gaulle avait alors d’audacieux. En 1964, quinze ans seulement après la prise du pouvoir par le Parti communiste chinois, la fin de la guerre civile et la fuite du Kouo- min-tang à Taïwan, la Chine était encore un pays très pauvre, sortant de la guerre de Corée, activement engagé derrière le Viêt Minh puis le Viêt Nam du Nord en Indochine, ruiné par le spasme catastrophique du « Grand Bond en avant », partenaire malaisé de l’Union soviétique dans la guerre froide, étranger et hostile à l’Occident. L’initiative du général de Gaulle, suivie de celle du président Nixon, changeait la donne. Elle permettait de renouer le dialogue avec ce pays de plus d’un milliard d’habitants qui, de sujet de l’histoire et de victime de l’Occident, allait pouvoir en devenir respectivement acteur et partenaire.

 

La Chine retrouve son rang

L’histoire de la Chine pendant les quatre dernières décennies doit s’analyser comme un effort continu pour retrouver le rang que l’empire du Milieu occupait jusqu’à la fin du XVIIIe siècle : celui d’une grande nation, riche de trois mille ans d’histoire, qui fut jusqu’aux dernières années de la dynastie des Ming la plus grande puissance économique du monde.

Les XIXe et XXe siècles furent pour la Chine un véritable cauchemar. La guerre de l’opium de 1839-1842 donna le signal de l’abaissement de ce grand empire, victime dans les décennies qui suivirent d’un véritable dépeçage organisé sans vergogne par les puissances européennes et consacré par les « traités inégaux » qui l’organisèrent. Les expéditions quasi coloniales des puissances européennes, la révolte des Taiping, la guerre des Boxers, le sac du palais d’Été, puis la révolution de 1911, la fin de l’empire, la guerre civile, les horreurs de l’occupation japonaise et la reprise, après la capitulation du Japon, des hostilités sanglantes entre les communistes et le Kouo-min-tang se succédèrent tout au long d’un siècle de sang, d’humiliations et de déchéance.

Aujourd’hui, la Chine, ses dirigeants et sa population veulent avant tout retrouver leur fierté et leur rang sur la scène internationale. Tout l’effort du pays consiste à reconstruire la puissance économique sans laquelle ne peut s’exercer valablement d’influence politique, et qui peut seule permettre à la Chine de reconquérir prestige et respect. Cette aspiration simple constitue l’alpha et l’oméga de toute l’histoire chinoise récente, et explique non seulement l’effort collectif de développement, mais aussi le comportement de la Chine sur la scène internationale.

Les dirigeants communistes de la Chine ont connu une autre longue marche depuis leur prise du pouvoir en 1949, au terme d’un demi-siècle de chaos sanglant. Ils durent traverser encore plus de deux décennies de troubles profonds avant de pouvoir parvenir à une phase de reconstruction. Le règne de Mao Zedong permit sans doute d’affirmer au reste du monde une certaine renaissance chinoise, en même temps qu’il donnait un statut particulier à la Chine au sein du monde communiste. Mais il s’accompagna, au fil de ses convulsions (le « Grand Bond en avant » de 1958, la Révolution culturelle et ses suites, le procès de la Bande des Quatre…), de terribles épreuves pour la population chinoise, et de la poursuite de la destruction de l’héritage culturel et historique du pays commencée avec la révolution de 1911. Le communisme, dans la version de combat qu’en donna le maoïsme, acheva de détruire la société confucéenne tout en rejetant le modèle de civilisation de l’Occident. Il fallut attendre la disparition de Mao et de ses héritiers pour que Deng Xiaoping, le plus génial de ceux-ci, lance ce qui fut tout compte fait la plus constructive des révolutions successives traversées par la Chine durant le XXe siècle : l’adoption de l’économie socialiste de marché, qui permit de concilier un formidable développement économique avec le maintien de la pré- éminence du Parti communiste.

Depuis Deng Xiaoping, et plus encore depuis la répression de Tian’anmen en 1989, un contrat social simple régit le fonctionnement de la société chinoise : enrichissez-vous, prenez toutes les initiatives économiques que vous voudrez, organisez selon vos intérêts la vie économique, l’initiative technologique et la répartition des richesses, mais tenez-vous à l’écart de la politique et laissez celle-ci au Parti communiste, à ses dirigeants et à ses cadres. Reconstruisons donc la richesse et la puissance économique du pays, ne nous laissons pas entraîner dans des aventures extérieures, assurons la stabilité et rassurons l’étranger en proclamant les théories du « développement harmonieux » de la Chine au sein de son environnement international, et de la « montée pacifique » de la puissance chinoise. Ainsi peut se schématiser l’effort entrepris depuis Deng Xiaoping et poursuivi avec constance par tous ses successeurs.

Depuis la révolution conceptuelle de Deng, la Chine a donc mené un double effort pour construire sa puissance économique et s’intégrer dans la communauté internationale.

La construction de la puissance économique a constitué pour les dirigeants de Pékin une priorité absolue. Depuis que les forces productives et l’esprit d’entreprise ont été libérés par l’abandon des préceptes du maoïsme, la Chine a connu une croissance continue qui tourna pendant longtemps autour de 12 % par an, avant de descendre plus récemment à des taux qui, pour être moindres, n’en demeurent pas moins impressionnants (autour de 7 % en ce moment) et ont permis d’accumuler en près d’un quart de siècle une puissance économique considérable. Fondée sur l’industrialisation et sur l’exportation, cette croissance a profondément transformé la Chine. L’urbanisation s’est accélérée, l’infrastructure s’est développée, les régions côtières et orientales se sont enrichies au détriment des provinces de l’intérieur, en même temps que se développait la consommation et que le pays s’ouvrait à l’investissement étranger. Cette exceptionnelle croissance a engendré une véritable surchauffe dans certains secteurs, en même temps qu’apparaissaient des phénomènes de bulles (dans l’immobilier et dans le secteur financier), porteurs sans doute de sérieuses menaces pour l’avenir. Pour nourrir cette croissance, la Chine développe en outre un appétit inextinguible pour les ressources en énergie et en matières premières qu’elle doit aller chercher à l’extérieur. Son ouverture au monde devient donc une impérieuse nécessité, à la fois pour satisfaire ses appétits et pour entretenir un excédent de commerce extérieur qui demeure le moteur de la croissance tant que le développement de la consommation intérieure n’aura pas pris le relais.

La volonté de la Chine de s’intégrer dans la communauté internationale constitue donc le complément et le corollaire de ce formidable effort de croissance. Il s’agit pour les dirigeants chinois d’un choix délibéré, qui découle d’ailleurs assez naturellement du retour de la Chine, à compter de 1971, au sein de la famille des Nations unies. Le cheminement a été progressif au fil des années, au fur et à mesure que la Chine retrouvait son assurance avec le succès économique. Elle a ainsi commencé à siéger au Fonds monétaire international (FMI) et à la Banque mondiale dès 1980. Après s’être efforcée pendant les deux premières décennies de se comporter en bon élève et de se conformer aux recom- mandations qui lui étaient prodiguées, la Chine a ensuite commencé à se faire l’avocate d’une remise à jour de ces institutions et de la redistribu- tion des quotes-parts au sein du FMI. Dans le domaine commercial, la Chine qui, au lendemain de la guerre civile, avait quitté le Gatt en 1950, a été admise au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 2001. Pékin avait fait très rationnellement le choix d’une adhésion au régime multilatéral des échanges commerciaux, estimant à juste titre que l’adhésion à des normes internationalement reconnues ne pouvait qu’accroître la confiance des investisseurs internationaux, favoriser l’essor de son commerce extérieur et donc nourrir sa croissance. Elle dut toutefois patienter de longues années avant d’être admise à l’OMC : les négociations d’adhésion durèrent neuf ans et n’aboutirent qu’après la fin de l’Uruguay Round.

Ce choix a pleinement répondu à l’attente des dirigeants de Pékin. La Chine a en effet grandement bénéficié de son adhésion à l’OMC, au sein de laquelle elle veille à jouer pleinement le jeu (notamment en se conformant parfaitement au mécanisme de règlement des différends), bien qu’elle n’y prenne aucune initiative.

Le poids de la Chine dans les organisations internationales s’est notablement accru avec la crise financière de 2008-2009 et l’accroissement du rôle du G20, auquel elle participe naturellement. Elle y a fait entendre sa voix en particulier sur la redistribution des cartes au sein du FMI, et a pesé en faveur de l’accord intervenu en 2010 pour doubler les quotes-parts et transférer 6 % des droits de vote des pays industrialisés vers les pays dits « sous-représentés ». La Chine est même le premier bénéficiaire de cette réforme, puisque son quota doit passer de 3,7 à 6,4 % du total, ce qui fera d’elle le troisième actionnaire du FMI après les États-Unis et le Japon, mais devant l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. La mise en œuvre de cette réforme, qui constitue une reconnaissance éclatante du succès économique de la Chine, tarde toutefois du fait des atermoiements des États-Unis, qui n’ont toujours pas ratifié l’accord, mais ont été pratiquement sommés de le faire avant la fin de cette année.

 

Un profil bas dans la gouvernance mondiale

La Chine a donc bien retrouvé son rang et ses prérogatives dans l’ordre international tel qu’il se traduit au sein des institutions multilatérales. Il est toutefois très intéressant de constater qu’elle n’y fait entendre sa voix qu’avec parcimonie, et qu’elle fait même preuve de beaucoup de réserve, voire d’une certaine timidité dans tout ce qui concerne la gouvernance mondiale.

Elle joue ainsi un rôle assez discret au sein du Conseil de sécurité des Nations unies. Celui-ci constitue cependant pour Pékin un organe essentiel. La diplomatie chinoise veille soigneusement à se trouver impliquée le moins possible dans les crises internationales, et encore plus soigneusement à ne jamais se trouver isolée. Dans les votes du Conseil de sécurité, elle colle le plus souvent à la Russie lorsqu’il s’agit de se distinguer des prises de position des puissances occidentales. Le souci principal des dirigeants chinois est de toujours veiller à ce que les grands principes sur lesquels est assise son indépendance ne soit jamais menacés par des initiatives onusiennes : la souveraineté, l’intégrité territoriale, la non-ingérence constituent des principes cardinaux auxquels Pékin considère qu’il ne doit jamais être dérogé. En gardant à l’évidence à l’esprit ses propres problèmes au Tibet ou au Xinjiang, la Chine s’est ainsi opposée à une intervention au Darfour, à l’indépendance du Kosovo, à toute intervention dans la crise syrienne. Elle a, comme la Russie, vertement critiqué la décision des Occidentaux de s’autoriser d’une résolution du Conseil de sécurité pour intervenir militairement en Libye contre le gouvernement du colonel Kadhafi, estimant qu’ils outrepassaient les droits que leur conférait cette résolu- tion. Il est très symptomatique qu’au cours de ces dernières années la Chine ne se soit éloignée de la Russie que dans un seul cas : elle s’est abstenue lors du vote de la résolution condamnant l’annexion de la Crimée, alors que la Russie y apposait son veto.

Cette volonté de maintenir un profil relativement discret dans les grandes affaires du monde se retrouve dans la ligne suivie par la Chine au sein des instances multilatérales à vocation économique. On l’a vu, que ce soit à l’OMC ou dans les institutions de Bretton Woods, la Chine, dans la vie courante de ces instances, demeure discrète et ne sort jamais du rang. Malgré les invites dont elle fait souvent l’objet, elle n’est jamais une force de proposition, mais elle veille en même temps à n’être jamais une source de blocage. Cette singularité est apparue encore plus évidente au sein du G20, notamment lorsque, dans les suites de la crise financière de 2008, celui-ci s’est efforcé d’apparaître comme la principale source de réforme de la gouvernance mondiale. Les autorités américaines ont ouvertement invité la Chine à s’y faire davantage entendre et à y jouer un rôle plus actif. Échaudés peut-être par les multiples pressions qu’ils avaient subies des États-Unis au fil des années précédentes pour réévaluer le taux de change du renminbi beaucoup plus vite qu’ils ne l’envisageaient, les dirigeants chinois sont restés sourds à ces appels. Dans toutes les grandes conférences inter- nationales, leurs porte-parole officiels ou officieux tiennent toujours le même langage, empreint de fausse modestie : « La Chine est encore un pays en développement qui a devant lui un long chemin avant de pouvoir peser du même poids que les grands pays industrialisés. Ceux- ci définissent les règles auxquelles nous nous conformons. Le moment n’est pas encore venu, et nous ne sommes pas encore assez forts pour peser sur la gouvernance mondiale. »

Il n’en sera pas toujours ainsi, mais la direction collégiale chinoise continue de trouver cette attitude commode pour se concentrer sur les impératifs du développement et éviter d’avoir à partager des respon- sabilités qu’elle ne souhaite pas assumer. La Chine veille à entretenir des relations normales avec le monde occidental, respecte soigneusement les règles définies par celui-ci, mais reste sur son quant-à-soi. Son intérêt national passe toujours avant celui de la communauté internationale.

Pour mieux asseoir ce souci d’indépendance et mieux garder ses distances, la direction chinoise recherche des partenaires en dehors du monde occidental. Elle entretient ainsi des relations d’entente et de complicité avec la Russie. Ses intérêts de sécurité le lui commandent (les deux puissances sont à l’origine de la création de l’Organisation de coopération de Shanghai, à laquelle sont associés les pays d’Asie centrale et l’Iran), mais aussi ses intérêts économiques. Les immenses ressources de la Sibérie en pétrole et en gaz l’intéressent au premier chef : Pékin vient ainsi de conclure avec Moscou en mai 2014 un accord prévoyant des livraisons de gaz russe à la Chine pour un total de quatre cents milliards de dollars – accord qui eût certainement vu le jour même sans la crise russo-ukrainienne de 2013-2014, qui en a tout au plus hâté la conclusion. Le partenariat qui se dessine ainsi, et que M. Poutine cultive avec zèle, demeure toutefois asymétrique. Les dirigeants chinois utilisent la Russie au mieux de leurs intérêts, mais semblent lucides sur la réalité de la puissance russe, qu’ils jugent déclinante.

La Chine s’efforce également de jouer la carte des Brics, ces grands pays émergents qui s’efforcent de surmonter leur extrême diversité pour développer leur solidarité. Elle a ainsi joué un rôle important lors des deux derniers sommets des Brics (à Durban en mars 2013, puis à Fortaleza en juillet 2014) qui ont arrêté le principe de la création d’une banque de développement dont le siège sera Shanghai, dotée d’une capacité de prêts supérieure à celle de la Banque mondiale, et d’un Fonds de réserve monétaire d’une capacité de cent milliards de dollars qui sera alimenté essentiellement par la Chine. Ainsi tend à s’affirmer un pôle émergent dont Pékin songe sans doute à prendre progressivement le leadership.

Il faut noter au passage le caractère pour le moins ambigu des relations que la Chine entretient avec l’autre géant asiatique que constitue l’Inde. Les raisons en sont multiples. D’une part les deux pays reposent sur des institutions et des systèmes politiques et sociaux radicalement différents : la démocratie indienne s’oppose au modèle de parti unique cher à la Chine communiste. Mais par ailleurs les considérations géo- politiques pèsent de tout leur poids : la frontière himalayenne demeure contestée et est le théâtre d’incidents périodiques, la Chine protège avec assiduité le Pakistan pour faire contrepoids à la puissance indienne, et Delhi voit sans plaisir la marine chinoise développer une activité croissante dans l’océan Indien, et Xi Jinping formuler depuis peu le concept d’une « route de la Soie maritime ». Xi Jinping s’est rendu en grande pompe en Inde pour proposer un partenariat économique au nouveau Premier ministre indien Narendra Modi, et contrebalancer l’offensive de charme que venait d’y mener le Premier ministre japonais Shinzo Abe. Mais, au moment même où s’échangeaient les poignées de main à Delhi, un incident opposait garde-frontières indiens et chinois sur l’Himalaya : il y a tout lieu de penser qu’il n’était pas fortuit, mais devait s’interpréter comme un message d’avertissement dont Pékin jugeait utile d’assortir l’ouverture faite à l’Inde. Un partenariat économique s’instaurera peut-être entre les deux capitales, mais la confiance demeure absente de leur relation.

Ainsi se dessine une politique étrangère chinoise prudente et cauteleuse. En dehors de sa zone géographique naturelle, la Chine avance ses pions avec circonspection. Ses intérêts économiques immé- diats constituent son seul guide et son seul souci. Ainsi la diploma- tie chinoise se tient-elle soigneusement à distance du chaos moyen-oriental, dans lequel elle peine à sauvegarder ses intérêts pétroliers. Elle a tiré les leçons de la fâcheuse expérience libyenne, où il lui fallut évacuer en catastrophe près de trente mille de ses ressortissants alors que se répandait l’anarchie. Elle maintient un dialogue politique et des relations d’affaires avec l’Iran, menacées par les sanctions des Nations unies avec lesquelles elle n’hésite d’ailleurs pas à prendre des libertés. Mais on ne l’entend guère dans le fracas des armes qui prévaut en Irak, en Syrie, ou entre Israéliens et Palestiniens. Elle est certes très présente sur le continent africain, où elle investit volontiers et entretient des milliers de travailleurs expatriés, mais sa diplomatie s’efface derrière la poursuite de ses seuls intérêts économiques. Il en va de même en Amérique latine, où les entreprises chinoises développent à présent leurs investissements. Mais dans aucun des deux cas la présence éco- nomique ne se double d’une tentative d’exercer une réelle influence politique. Ni au Moyen-Orient, ni en Afrique, ni en Amérique latine, la Chine n’est porteuse d’un message politique. Toute considération humanitaire lui est étrangère. Elle ne s’y meut qu’avec le plus grand pragmatisme, en fonction de ses appétits en énergie et en matières premières.

Ce sont les mêmes considérations et les mêmes calculs qui l’em- portent lorsque la Chine, exceptionnellement, accepte d’intervenir dans des crises internationales. C’est pour préserver la liberté de ses approvisionnements qu’elle a accepté que sa marine se joigne aux opérations de police internationale contre la piraterie au large de la Somalie. Et c’est parce qu’elle craint qu’une déstabilisation du Sahel nuise gravement à ses intérêts en Afrique qu’elle a accepté de participer à l’envoi de casques bleus au Mali.

 

Une volonté d’hégémonie dans la zone Asie-Pacifique

Dans son environnement immédiat, le comportement de la Chine tranche de manière spectaculaire avec la prudence dont elle fait preuve sur la scène internationale. Les dirigeants chinois ont multiplié depuis peu des initiatives spectaculaires qui apparaissent comme autant de tentatives pour affirmer l’hégémonie de Pékin dans le Pacifique.

Trois exemples récents illustrent cette proposition. En mer de Chine orientale, le contentieux que la Chine entretient avec le Japon sur les îles Senkaku (en chinois Diaoyu) s’est brusquement enflammé depuis l’automne 2012, donnant lieu non seulement à des incidents navals qui ont risqué de dégénérer, mais à des débordements de fièvre nationaliste aussi bien au Japon que dans les grandes villes chinoises. En novembre 2013, Pékin a brusquement décrété la création d’une zone baptisée « Air Defense Identification Zone » (Adiz), interdisant tout survol d’aéronef étranger sans identification préalable au-dessus de la mer de Chine orientale. En mai dernier, la Chine a installé manu militari dans des eaux que le Viêt Nam lui conteste (au large des îles Paracel) une plate-forme pétrolière nommée HD 981, au prix de sérieux incidents navals, déclenchant ainsi au Viêt Nam une vague de violentes manifestations antichinoises.

Cette série de mesures unilatérales et cette politique du fait accompli sont dangereuses et sèment l’inquiétude chez les voisins comme chez les partenaires de la Chine. Elles le sont d’autant plus qu’elles interviennent dans un contexte chroniquement tendu, notamment du fait des relations difficiles qu’entretiennent la Chine et le Japon, surtout depuis l’arrivée au pouvoir à Tokyo de Shinzo Abe et la résurgence du nationalisme dans l’Archipel. Les dirigeants de Pékin sont avares de commentaires sur leurs motivations. Ils se gardent d’énoncer des vues claires sur l’équilibre régional ou mondial, sujet sur lesquels ils ont le verbe rare, et n’esquissent aucun grand dessein stratégique. Les publications officielles du gouvernement chinois comme les travaux des instituts de recherche n’apportent pas davantage de lumière sur le but recherché par les autorités chinoises. Mais il ne fait pas de doute que ces décisions sont très délibérées. Xi Jinping, depuis son intronisation en novembre 2013, n’a cessé de renforcer son emprise sur les organes du pouvoir et d’affermir son autorité. La communauté des China Watchers s’accorde à considérer qu’il est devenu le plus puissant des dirigeants chinois depuis Deng. Il contrôle tous les organes militaires du Parti et a même annoncé récemment la création d’un Conseil national de sécurité calqué sur le modèle américain. L’hypothèse d’initiatives intempestives des militaires chinois prises à l’insu du pouvoir politique n’est pas crédible.

Cette affirmation d’une volonté hégémonique de la Chine dans le Pacifique s’articule autour de trois axes. Le premier consiste en l’énoncé de revendications territoriales peu argumentées mais justifiées, selon Pékin, par des droits historiques. La Chine revendique en fait la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale comme de la mer de Chine orientale. Elle a publié des cartes faisant figurer sous forme de pointillés rouges une « ligne des neuf traits » (9-dash line) qui définit ses prétentions territoriales ainsi que les droits économiques et de navigation qui en découlent. Le fait que ces prétentions soient incompatibles avec la convention des Nations unies sur le droit de la mer n’impressionne nullement Pékin, qui refuse toute idée d’arbitrage ou de recours à une juridiction internationale. Avec la « ligne de neuf traits », Pékin énonce au fond une sorte de doctrine de Monroe applicable aux mers de Chine. Le second axe est un complément évident du premier : il s’agit de l’important effort d’armement entrepris il y a quelques années par la Chine, et qui privilégie le développement de sa marine de guerre. Celle-ci vient d’achever la modernisation d’un ancien porte-avions ukrainien qui constitue son premier bâtiment de ce type, mais sera sûrement suivi de plusieurs autres. Elle a construit de nombreux bâti- ments de surface et des sous-marins, et développé sa présence, au-delà même des mers de Chine, dans l’océan Indien et jusqu’en mer Rouge.

Troisième dimension de cet effort, la Chine s’efforce non seulement de développer un réseau de relations économiques et commerciales avec ses voisins asiatiques, réseau au sein duquel la Corée du Sud et Taïwan sont devenus des partenaires majeurs, mais s’efforce également de créer un pôle économique régional qu’elle dominerait, avec son projet de Regional Comprehensive Economic Partnership. Elle entreprend de grands travaux d’infrastructure dans sa périphérie méridionale en Birmanie, au Laos, au Cambodge.

Il s’agit donc bien d’un effort concerté et réfléchi pour asseoir dans un espace maritime considéré comme un « lac chinois » une politique hégémonique qui s’affirme comme la priorité de la politique étrangère chinoise.

Une trajectoire de collision avec les États-Unis

Il est clair que cette politique ne peut laisser Washington indifférent. Les États-Unis sont depuis la fin du XIXe siècle une grande puissance du Pacifique. Leur histoire a été celle d’une marche continue vers l’Ouest qui s’est poursuivie sur son élan naturel au-delà de la côte californienne, et s’est trouvée symbolisée par l’accession de Hawaï au statut de 50e État de l’Union en 1959. Leur présence dans le Pacifique, acquise dès le XIXe siècle, s’est considérablement renforcée depuis leur victoire contre le Japon à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Ils maintiennent aujourd’hui une considérable présence militaire dans le Pacifique avec quarante mille hommes en Corée du Sud, vingt-cinq mille à Okinawa, et la flotte américaine du Pacifique, dont le quartier général est installé à Pearl Harbor, entretient en permanence quatre groupes de porte-avions à la mer dans la zone Asie-Pacifique. Ils installent en outre une base à Darwin où stationneront cinq mille marines.

Les États-Unis affirment depuis le début du XXe siècle que leurs intérêts de sécurité sont au moins aussi vitaux dans le Pacifique qu’en Europe. Cette vision, articulée par Théodore Roosevelt dès la fin de la guerre avec l’Espagne et l’acquisition des Philippines en 1898, s’est évidemment trouvée consacrée par la victoire sur le Japon et les conflits de la guerre froide, de la Corée au Viêt Nam. Mais elle s’est aussi affermie au fur et à mesure que s’affirmait la montée de la Chine, et que celle-ci se posait en concurrente ouverte de l’Amérique en Asie.

L’administration Obama aura accentué ce tropisme. D’abord par la personnalité même du président : né à Hawaï, élevé en Indonésie, ce fils d’un émigrant kényan est le premier président des États-Unis à n’avoir pratiquement rien d’européen dans son ADN. Il se présente volontiers comme un « homme du Pacifique ». Élu sur un engage- ment à retirer les États-Unis d’Irak et d’Afghanistan, il n’aura eu de cesse de désengager les États-Unis d’Europe et du Moyen-Orient pour les réorienter vers l’Asie et le Pacifique, où se trouve, selon lui, leur véritable priorité stratégique. Cette théorie du « pivot » stratégique américain a été formulée de manière doctrinale à l’automne 2011 par Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, dans un article de la revue Foreign Policy. Cette volonté de redéploiement, contrecarrée depuis quelques mois par les développements de la crise ukrainienne et l’affirmation de la menace islamique en Syrie et en Irak, demeure au cœur de la réflexion stratégique américaine. Elle correspond aussi bien à l’intuition profonde des dirigeants américains qu’aux pulsions de l’opinion et des milieux d’affaires qui, fidèles en cela au manichéisme viscéral propre à l’esprit américain, conçoivent la Chine comme un adversaire et une menace potentielle beaucoup plus que comme un simple concurrent.

Cette vision est assise sur un réseau d’alliances très dense qui légitime la présence militaire américaine et l’enserre dans un tissu d’engagements de sécurité. Le traité de sécurité mutuelle et de coopération entre les États-Unis et le Japon, dans sa version remaniée en 1960, demeure un axe cardinal de la politique américaine en Asie. Les États-Unis ont un traité d’alliance similaire avec la Corée du Sud, où leur présence militaire est appelée à se maintenir sans doute aussi longtemps que la péninsule ne sera pas réunifiée. Ils sont également liés par des traités d’alliance avec les Philippines, la Thaïlande, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, et même avec le Pakistan. Le traité de sécurité avec Taïwan demeure en vigueur malgré l’établissement de relations diplomatiques avec la Chine, et l’un des grands succès du voyage de M. Nixon à Pékin fut justement d’avoir fait avaliser, dans le communiqué de Shanghai, l’existence de ce lien par le gouverne- ment de Pékin, qui doit s’en accommoder. Les États-Unis distillent savamment leurs livraisons d’armements sophistiqués à Taïpeh en fonction de l’évolution de la conjoncture dans la région, au grand dam de Pékin.

Les initiatives menaçantes de la Chine et l’ombre qu’elle projette dans la région poussent les alliés asiatiques des États-Unis à chercher des réassurances auprès de Washington. La doctrine du « pivot », peu prisée à Pékin, recueille au contraire des échos très favorables au Japon, en Corée, aux Philippines ou en Thaïlande et même dans des pays qui ne sont pas alliés aux États-Unis mais entretiennent des contentieux maritimes avec la Chine, comme le Viêt Nam. Les autorités chinoises cherchent à l’évidence à repousser les États-Unis hors de leur sphère d’influence prioritaire, mais la brutalité de leurs initiatives y rend au contraire la présence américaine plus souhaitable aux yeux de leurs voisins asiatiques.

Les États-Unis s’efforcent de faire face à cette poussée de la Chine d’abord en maintenant avec Pékin un dialogue nourri. Celui-ci s’est essentiellement articulé autour de contacts diplomatiques suivis, et d’échanges de visites à haut niveau (Barack Obama s’est rendu en Chine en 2009, Xi Jinping a été reçu à la Maison-Blanche en février dernier). Il devrait pour bien faire se doubler de contacts plus étroits entre les autorités militaires des deux pays, qui pour l’instant commu- niquent peu et n’ont pas encore su établir de système d’alerte comme il en existait par exemple entre Washington et le Kremlin au moment de la guerre froide.

Mais la diplomatie américaine s’efforce en outre de tisser un réseau de liens étroits avec l’ensemble des voisins de la Chine, au- delà même de leurs alliés traditionnels. L’administration de George W. Bush avait ainsi (c’est même l’un de ses succès de politique étrangère les plus marquants) normalisé les relations avec l’Inde, en signant avec Delhi un accord nucléaire qui mettait fin au contentieux ouvert par les essais indiens. L’administration Obama a poursuivi cet effort, et Narendra Modi a ainsi été reçu avec le tapis rouge à Washington en septembre. Les États-Unis ont été également très prompts à rétablir des relations avec la Birmanie, dès les premiers signes d’ouverture donnés par la junte birmane. Hillary Clinton y a effectué une visite spectaculaire, donnant le signal de la reprise de relations non seulement politiques mais aussi commerciales. Le dialogue américano-vietnamien se développe. Les États-Unis entre- tiennent des relations assidues avec les organisations de coopération régionale que sont la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (Apec) ou l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) + 3 (Chine, Japon, Corée). Ils s’efforcent de promouvoir un grand projet de zone de libre-échange, le Trans-Pacific Partnership (TPP), qui rassemblerait autour des États-Unis, du Canada, de l’Australie et du Japon tous les pays de la région – à l’exclusion de la Chine. Pékin dénonce évidemment ce projet dans lequel elle voit un élément d’une politique de containment mise en place par Washington pour brider la puissance chinoise.

En effet, les États-Unis s’inquiètent ouvertement des efforts de la Chine pour s’affirmer comme puissance régionale dominante et pour repousser les États-Unis en dehors de ce qu’elle considère comme des eaux chinoises. Ils dénoncent l’augmentation continue des dépenses militaires chinoises depuis vingt ans (à titre d’exemple, le budget mili- taire chinois a augmenté de 12,2 % en 2014 par rapport à 2013). Le renforcement de la marine de guerre les inquiète particulièrement, de même que le soin mis par Pékin à développer des capacités de combat asymétriques et des armes destinées à interdire l’approche de navires ou d’avions étrangers à proximité des côtes chinoises. Washington récuse les prétentions territoriales de la Chine dans les eaux du Paci- fique, prenant appui sur la convention des Nations unies sur le droit de la mer, dont elles font bon marché. Ils ont en outre répliqué du tac au tac à plusieurs initiatives chinoises, par exemple en déclarant par la bouche du secrétaire d’État John Kerry que le traité de sécurité avec le Japon couvrait les îles Senkaku, ou en envoyant immédiatement un B-52 patrouiller dans la zone d’identification aérienne dès la proclamation de celle-ci. Tout indique que les États-Unis entendent tenir la dragée haute aux ambitions de Pékin.

 

L’empire du Milieu n’est pas celui qu’on croit

Les lecteurs de boules de cristal se partagent en deux écoles. Les uns prophétisent la naissance d’un condominium sino-américain qui régenterait à l’avenir les affaires du monde. Les autres voient au contraire se dessiner un affrontement qui prendrait l’aspect d’un long bras de fer entre les deux puissances.

L’idée qu’une complicité étroite puisse s’établir entre les deux pays au point de mener à la création d’un G2 qui gouvernerait le monde paraît relever de l’illusion ou du fantasme. Si le dialogue existe bien entre Pékin et Washington, toute complicité est absente de cette relation. Certes, la Chine affirme sa présence dans le sys- tème multilatéral, revendique de plus en plus ouvertement la parité au sein des organisations financières, aspire à se faire mieux entendre dans la gestion des affaires monétaires et financières internationales. Certes, elle se dirige à pas comptés mais résolus vers la convertibilité du renminbi. Certes, la moitié encore de ses réserves de change est libellée en dollars. Mais la Chine cherche essentiellement à s’affranchir de cette dépendance, et à affirmer son autonomie en matière financière et monétaire. C’est à l’indépendance qu’elle aspire, et non à la cogestion.

On l’a vu, la Chine cherche à développer sa liberté de manœuvre au sein d’un système multilatéral qu’elle ne remet pas en cause. Mais elle n’a pas aujourd’hui vocation à jouer un rôle dominant dans la gouvernance mondiale, et ne souhaite pas y élever la voix non plus qu’y faire preuve d’initiative.

Surtout, même si ses appétits en énergie et en matières premières l’amènent à développer sa présence aux quatre coins du globe, elle ne semble pas éprouver de vocation à jouer les superpuissances ni nour- rir des visées mondiales. Elle cherche partout, avec pragmatisme et même parfois avec cynisme, à promouvoir ses intérêts économiques et commerciaux, mais elle n’a pas, au-delà de ce souci, d’ambition mondiale. La Chine entend être respectée et se concentre à cette fin sur l’édification de sa puissance économique. Mais le Parti communiste chinois ne formule pas de message à vocation universelle, et se contente de cultiver avec réalisme, de Téhéran à Caracas, des relations complices avec des partis ou des régimes soucieux de s’opposer à l’Occident.

L’histoire de la Chine au fil des millénaires enseigne par ailleurs que si les Han ne répugnent pas à mettre la main sur des régions allogènes qu’ils se sont appropriées (le Tibet et le Xinjiang), ils ne sont guère sortis de leurs frontières pour se lancer dans des conquêtes extérieures. Leur unique tentative d’invasion du Japon au XIIIe siècle, sous l’empereur mongol Kublaï Khan, se solda, comme chacun sait, par un désastre maritime. Depuis lors, la Chine ne s’est jamais lancée dans des aventures militaires dictées par quelque impérialisme. Elle a plutôt cherché à développer son influence à travers l’émigration d’une importante diaspora chinoise dans tout le pourtour du Pacifique, qui y diffusa largement le système d’écriture propre à la Chine et la culture confucéenne. Historiquement, la Chine a davantage exercé à l’extérieur de ses frontières un soft power avant la lettre plutôt qu’une pression militaire.

Aux antipodes de cette attitude, les États-Unis, eux, voudraient bien sûr obtenir une plus grande coopération de la part de Pékin sans pour autant renoncer à leurs ambitions dans le Pacifique. Ils acceptent l’idée d’une compétition économique ouverte, mais à condition qu’il soit remédié aux déséquilibres des échanges, que la devise chinoise soit réévaluée, que la Chine renonce au dumping social, reconnaisse les droits de propriété intellectuelle et protège mieux les investissements étrangers. Mais, au-delà de la compétition économique, les États-Unis se préoccupent des démonstrations de force de la Chine, de sa volonté apparente de les repousser en dehors du Pacifique ou du moins d’y contrecarrer leur présence, et s’inquiètent ouvertement de l’affirmation d’une puissance rivale. Ils ne sont pas prêts à renoncer à la pax americana qu’ils ont instaurée dans le Pacifique au lendemain de la capitulation du Japon.

Ainsi prend forme un bras de fer asymétrique qui marquera le XXIe siècle. Sans doute les deux puissances rivales parviendront-elles au fil des ans à définir un modus vivendi. Tandis que la Chine s’affirmera comme une puissance dominante dans toute la région Asie- Pacifique et cherchera à maintenir les États-Unis à distance, ceux-ci continueront de maintenir une forte présence dans la région, de veiller à y faire respecter la liberté de navigation (40 % du trafic maritime mondial transite par le Pacifique oriental), et d’y rassurer leurs alliés.

Mais il est dans le destin de l’Amérique de continuer en parallèle à affirmer avec force sa vision du monde, à y prêcher le catéchisme de la démocratie et des droits de l’homme, et à accompagner de ce prosélytisme vigoureux la défense assidue de ses intérêts et de sa présence dans toutes les autres régions du monde. Cette attitude n’est pas sans danger pour une Chine qui doit veiller à maintenir la cohésion au sein d’une société profondément transformée par la prospérité économique, et qui aspire de plus en plus à l’instauration d’un État de droit et à la reconnaissance des libertés individuelles.

Soucieuse de respect et de la défense de ses intérêts, la Chine devrait, si elle trouve la solution à ses graves problèmes de société, demeurer plus pragmatique qu’idéologique, et s’appuyer sur sa puissance propre et son hégémonie régionale sans verser dans les tentations d’un expansionnisme mondial qui lui sont étrangères. Plus messianiques et tout compte fait plus dominateurs, les États-Unis sont sans doute appelés à demeurer le véritable empire du Milieu face à une Chine qui apparaît avant tout comme un super-dragon asiatique dépourvu d’ambition globale.

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