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Le risque, pour B. Obama, c’est la “carterisation”

Pour cet ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis, qui revient sur l’attribution du prix Nobel de la paix au président américain, ce dernier doit éviter de reproduire le schéma de son prédécesseur Jimmy Carter : excellentes intentions et déconvenues politiques.

BFM, Le Grand Journal – 12/10/2009

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Emmanuel Duteil : Barack Obama prix Nobel de la paix, c’est bien évidemment l’information du jour. François Bujon de l’Estang, vous êtes l’ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis. Vous êtes l’un des grands experts de l’Amérique. Est-ce que vous comprenez ce choix, qui a été une surprise pour tout le monde ?
François Bujon de l’Estang :
C’est une surprise absolue, et, effectivement, c’est une décision que je qualifierais de surprenante mais de sympathique. Elle est surprenante parce que, d’abord, c’est la première fois depuis 90 ans qu’un président des Etats-Unis en exercice reçoit le prix Nobel de la paix, puisque le dernier était en fait Woodrow Wilson.

Carter ne l’a pas eu ?
Il ne l’a pas eu lorsqu’il était en exercice mais après, dans les années 1990, en tant qu’ancien président. Il est rare qu’un prix Nobel de la paix soit décerné à un chef d’Etat en exercice. Généralement, ce prix est attribué pour une œuvre accomplie, pas pour une œuvre en train de s’accomplir.

Justement, est-ce que ce n’est pas étonnant de remettre un tel prix à une personne que l’on ne peut juger pour le moment que sur des promesses ?
Vous avez parfaitement raison, c’est une des raisons pour lesquelles c’est tout à fait surprenant. Barack Obama est encore dans la première année de ce qui sera peut-être son premier mandat, il n’en est qu’à neuf mois d’exercice du pouvoir, il n’est à la Maison-Blanche que depuis le 20 janvier dernier et, pour l’instant, ce n’est pas qu’il ait fait des promesses, soyons plus généreux, il a pris des initiatives, il a tenu des propos, il a fixé des objectifs, en politique étrangère, qui sont très généreux et qui marquent évidemment une rupture très profonde avec la politique étrangère que menait son prédécesseur, George W. Bush, mais il n’a pas encore de résultat à son actif.
Voilà pourquoi je qualifiais cette décision de sympathique : il est très intéressant que le jury du Nobel récompense en quelque sorte des intentions et le début d’une politique étrangère plutôt que des résultats.

Est-ce que ce n’est pas dangereux de récompenser des intentions ? Lui-même dit qu’il ne mérite pas ce prix.
Peut-être le pense-t-il, en tout cas cette modestie lui fait grand honneur. Il essaie de promouvoir la paix, il a tendu la main à certains adversaires irréductibles des Etats-Unis, comme l’Iran, mais aussi la Corée du Nord, le président [du Venezuela, NDLR] Chávez. Il s’est efforcé de promouvoir le dialogue avec des adversaires difficiles, comme la Russie, et il a complètement remis à plat leurs relations. Il a fait un certain nombre de gestes politiques extrêmement symboliques, comme la décision annoncée très tôt de fermer Guantánamo et de renoncer aux méthodes de torture. Mais tout est difficile à mettre en œuvre.

Effectivement, concernant Guantánamo, Barack Obama nous avait dit que le camp serait fermé à la fin de l’année ou au tout début de 2010 ; la Maison-Blanche ne l’a pas encore dit, mais on sent bien que cela va être repoussé.
C’est difficile, on ne sait pas que faire des détenus de Guantánamo, et les alliés n’ont pas toujours été non plus pleins d’ardeur pour aider les Etats-Unis. Ce Nobel salue donc effectivement des intentions, je dirais un esprit de dialogue, de paix. N’oubliez pas en outre que Barack Obama a pris un certain nombre d’initiatives en matière de désarmement : il a proposé dans son discours de Prague un monde dépourvu d’arme nucléaire, et ce souci de désarmement a toujours beaucoup inspiré les jurés du Nobel.

Ce prix est surprenant aussi parce que les Etats-Unis sont un pays en guerre, au moins en Afghanistan ; en Irak, la question de savoir si c’est encore une guerre est posée.
C’est vrai. Soyons justes, ce n’est pas lui qui a engagé les Etats-Unis dans ces deux guerres, il avait même exprimé des réserves expresses à l’égard de l’engagement américain en Irak. Il a hérité de ces deux guerres et aujourd’hui il cherche à en extraire les Etats-Unis dans les meilleures conditions possible.
N’oubliez pas que la fin de la présence américaine en Irak a été un de ses grands sujets de campagne, il a annoncé des objectifs, un calendrier dans ce domaine, et tout porte à penser qu’il s’y tiendra malgré les difficultés de sécurité en Irak.
En Afghanistan, il s’efforce de redéfinir une stratégie américaine, il est possible qu’il envoie des troupes, ce n’est pas sûr, c’est une des options qu’il est en train de peser, mais on ne peut pas lui reprocher le fait que les Etats-Unis soient engagés dans des guerres étrangères, car il n’en a, lui, engagé aucune.
En revanche, ce qui est vrai, c’est qu’il s’efforce encore une fois de promouvoir le dialogue, de remettre les choses à plat, de tendre la main à des adversaires des Etats-Unis, et c’est évidemment cela que les jurés du Nobel ont voulu saluer. C’est surtout le fait d’avoir défendu un certain nombre de valeurs très humanistes, qui sont d’ailleurs les valeurs que les étrangers aiment dans l’image de l’Amérique. En réconciliant le monde avec l’image de l’Amérique, il a certainement déjà beaucoup fait pour son pays et probablement pour le dialogue dans le monde.

Barack Obama est aussi récompensé pour son engagement contre le changement climatique, c’est un des éléments qui ont été mis en avant par les jurés du Nobel. Mais, là encore, même s’il est peut-être soucieux de cette question, il a du mal à faire bouger les lignes aujourd’hui aux Etats-Unis…
Oui, il a beaucoup de mal, et d’ailleurs il aura beaucoup de mal à faire passer au Congrès, avant la conférence de Copenhague du mois de décembre, qui est la grande conférence sur l’après-Kyoto, les réformes qu’il voulait faire passer dans la politique américaine. Mais reconnaissons-lui un mérite, c’est d’avoir marqué une véritable rupture avec la politique de son prédécesseur, qui non seulement avait rejeté le protocole de Kyoto mais n’avait pris aucune initiative alternative. Jamais les Américains n’avaient proposé quoi que ce soit jusqu’à présent.

Au niveau fédéral, peut-être, mais il y a notamment des initiatives en Californie…
Au niveau fédéral, il n’y avait pas de proposition de législation et il n’y avait même pas l’annonce d’une volonté de s’attaquer aux problèmes du changement climatique. C’est une des premières choses que Barack Obama a faites en arrivant au pouvoir, il a annoncé des intentions, il a encouragé la majorité démocrate à élaborer une législation sur ce plan.
D’ailleurs, cette législation est élaborée, elle a même été votée par la Chambre des représentants. Elle est en panne au Sénat pour le moment, parce que Barack Obama ne peut pas lutter sur tous les fronts. Il a mis sa priorité politique dans la réforme du système de santé. Il y a engagé tout son capital politique, qui est en péril pour l’instant.
Il ne peut pas, en même temps, faire avancer la législation sur l’environnement, celle-ci devra donc attendre, elle ne sera pas prête pour la conférence de Copenhague au mois de décembre, et le président Obama risque d’ailleurs à ce moment-là d’être en porte-à-faux, puisque, si ma mémoire est bonne, c’est bien vers le 10 décembre qu’il doit aller recevoir son prix Nobel, au moment même de la conférence de Copenhague.

Les jurés du Nobel ne lui ont-ils pas aussi fait finalement une sorte de cadeau empoisonné ? Il avait dit qu’il allait faire quelque chose, il l’avait promis, maintenant il est obligé de le faire à cause de ce prix…
Cela peut être une arme à double tranchant effectivement. Ce Nobel vient à point pour redorer son blason. Il est en proie à des quantités de difficultés de politique intérieure.

La semaine dernière, à la même heure, on disait que Barack Obama avait perdu les Jeux olympiques pour Chicago alors qu’il pensait que sa seule présence, au Danemark, pour la remise du dossier de candidature, allait suffire à faire passer le dossier de Chicago.
C’est injuste aussi de dire cela, parce qu’en réalité il l’a fait pour sa bonne ville de Chicago, et, si Rio de Janeiro a gagné, je pense que c’est davantage pour des raisons propres au Brésil et à Rio (je vous rappelle qu’il n’y a jamais eu de Jeux olympiques en Amérique du Sud) que pour un défaut du dossier de Chicago.
Il est vrai qu’il a eu des déconvenues, c’en est certainement une, et, en politique étrangère notamment, il tarde à percevoir les dividendes de ses initiatives. C’est dans ce domaine-là qu’il a probablement le plus de déceptions, parce qu’il a beaucoup fait et, encore une fois, qu’il a tenu les propos qu’il fallait.
Il y a eu notamment son discours à l’égard du monde musulman, qu’il a prononcé en Egypte, un discours extrêmement noble et très engageant ; il avait également fait sa première visite dans un pays musulman à Istanbul… Il a pris quantité d’initiatives dans ce domaine, mais les dividendes tardent à rentrer, les difficultés sont grandes.

Comme on le disait tout à l’heure, cela fait neuf mois qu’il est là, on ne peut pas changer le monde en si peu de temps, même si l’on s’appelle Barack Obama et qu’on est à la tête des Etats-Unis, surtout quand on est en pleine crise économique et que, accessoirement, on a autre chose à faire…
Bien sûr, il était sûr et certain qu’il allait y avoir des déceptions au bout de quelque temps, à la mesure de l’enthousiasme que son élection avait suscité, cette vague d’espoir, d’enthousiasme, ce côté un peu magique qu’avait eu l’élection de Barack Obama en novembre 2008. Le niveau d’attentes et d’espoirs était tel qu’il ne pouvait qu’y avoir des déceptions. Il a hérité, en même temps, d’une montagne de problèmes abominablement difficiles à résoudre, qu’il s’agisse de l’économie ou, bien entendu, des crises internationales.

Justement, est-ce qu’il ne pourrait pas être une sorte de Gorbachtev, c’est-à-dire quelqu’un qui va changer de façon irrémédiable son pays, ses positions, sa place dans le monde, qui pourrait l’accompagner dans une forme de déclin ? Il est vrai qu’aujourd’hui les Etats-Unis sont encore et toujours la superpuissance incontestée, même si la Chine titille certains de ses prés carrés…
Je ne le pense pas, parce que Gorbatchev a été le fossoyeur d’un monde qui était bloqué, qui était en fait un géant aux pieds d’argile qui s’est effondré dès qu’il a voulu le réformer. Ce monde n’était pas réformable, et je ne pense pas que l’analogie puisse être faite avec les Etats-Unis. Ceux-ci éprouvent des problèmes immenses, leur prépondérance dans le monde est battue en brèche, notamment par la crise économique, mais ils sont loin d’être au bord de l’effondrement et ils recèlent au contraire des trésors d’énergie et une capacité de ressort tout à fait formidable.
L’analogie que je préférerais, si l’on veut regarder un scénario pessimiste, ce serait avec Jimmy Carter, ce que les diplomates, dans leur jargon, appellent le « risque de carterisation » de Barack Obama. Jimmy Carter était comme lui un président démocrate très attaché à la paix, qui a d’ailleurs engrangé des résultats magnifiques avec les accords de Camp David et la paix entre l’Egypte et Israël, mais il a eu beaucoup de déconvenues, et sa présidence s’est terminée avec le fiasco des otages de Téhéran.
C’est le symbole d’un président démocrate animé d’idéaux très nobles, plein d’excellentes intentions, certainement très orienté vers la paix, mais qui a échoué, et qui n’a été finalement qu’un président d’un seul mandat. C’est le vrai risque, je pense, pour Barack Obama.

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