Revue des Deux Mondes, Juin 2014
L’Europe ne l’avait pas vu venir, tant le projet de « partenariat oriental » de l’Union européenne et celui d’accord d’association avec l’Ukraine avaient cheminé discrètement dans la tuyauterie des institutions de Bruxelles à l’insu des opinions publiques, et à l’écart des projecteurs de l’actualité politique. Le projet d’accord d’association était au demeurant d’apparence assez anodine, puisqu’il portait essentiellement sur la libéralisation des relations commerciales, et était dépourvu et d’un volet substantiel d’aide financière, et surtout de toute perspective d’adhésion ultérieure à l’Union, contrairement à l’accord d’association signé en 1963 avec la Turquie. Mais il allait, en novembre 2013 et dans les jours qui précédèrent le sommet du « partenariat oriental » à Vilnius, déclencher avec Moscou la crise peut-être la plus grave qu’ait connue l’Europe depuis la chute du mur de Berlin fin 1989 et l’éclatement de l’Union soviétique en 1991.
C’est que l’idée d’une association de l’Ukraine avec l’Union européenne allait directement à l’encontre des intérêts et des ambitions de la Russie.
Le film des événements est dans toutes les mémoires : multiples pressions de Vladimir Poutine sur le président Ianoukovitch, surenchère massive de Moscou sur l’Europe avec l’offre d’une assistance de 15 milliards de dollars à l’Ukraine, rejet formel par Ianoukovitch, le 21 novembre, de l’accord d’association avec l’Union européenne, rejet confirmé à Vilnius, puis début de manifestations massives à Kiev. Les manifestations proeuropéennes et antigouvernementales réunirent quotidiennement place de l’Indépendance (Maïdan) dans la première semaine de décembre entre quatre et huit cent mille personnes, puis après de brefs affrontements, continuèrent jusqu’à la fin du mois de février, rassemblant en moyenne cent mille personnes chaque jour en dépit du froid et des intempéries. Au terme de ces semaines d’intense fermentation, le dénouement fut très rapide : après que des heurts sanglants avec les forces de l’ordre lancées par Ianoukovitch eurent fait environ quatre-vingts morts et quelques centaines de blessés, puis qu’une négociation de crise entamée par les ministres des Affaires étrangères de France, d’Allemagne et de Pologne eut produit un projet d’accord de sortie de crise avec Ianoukovitch, la foule de Maïdan rejeta cet accord dès le lendemain pour provoquer la destitution et la fuite du président Ianoukovitch le 22 février, nommer un président intérimaire et un gouvernement provisoire, annoncer l’organisation d’une élection présidentielle le 25 mai, et libérer l’opposante emprisonnée Ioulia Tymochenko.
La persistance des désordres et la vigueur des pressions russes menaient ensuite, le 16 mars, à la sécession de la Crimée, formellement annexée deux jours plus tard par le Parlement de la Fédération de Russie, puis en avril à des troubles fomentés par Moscou dans les provinces orientales de l’Ukraine.
Si le scénario de ces événements dramatiques apparaît relativement simple, les origines de cette crise sont, elles, extrêmement complexes, comme le sont ses ramifications internationales. Pour essayer d’y voir clair il faut considérer l’ensemble de la crise en cours comme une matriochka, une de ces poupées russes de bois peint qui s’emboîtent les unes dans les autres.
Il nous appartient donc à présent de les séparer et de les examiner une par une.
Ambiguïtés ukrainiennes
Au cœur de cet emboîtage se trouve l’Ukraine. A priori, il pourrait sembler que ces vastes plaines fertiles, aujourd’hui peuplées de plus de
45 millions d’habitants, constituent une sorte de pont naturel entre le monde russe et l’Europe. Mais ce serait compter sans la complexité du tissu ethnolinguistique de l’Ukraine et sans les ambiguïtés de sa géographie et de son histoire.
Les siècles passés démontrent abondamment que l’histoire de l’Ukraine est presque inextricablement liée à celle de la Russie (1). Non seulement parce que la Rus, appelée à devenir l’État russe, est née à Kiev du IXe au XIIe siècle. Mais aussi parce qu’après que les cosaques zaporogues eurent fait allégeance à Catherine la Grande au milieu du XVIIIe siècle, l’empire des tsars s’est évertué à assimiler la « petite Russie » à la grande, allant jusqu’à interdire l’usage de la langue ukrainienne et à absorber entièrement les élites et l’aristocratie locales. Nourri peut- être de nostalgie de la geste cosaque, et d’une renaissance de la culture autochtone au XIXe siècle, un certain nationalisme n’a toutefois pas cessé de se manifester en Ukraine. Il aboutit, au lendemain de la révolution d’Octobre, à la proclamation en 1918 d’une première indépendance à laquelle l’Armée rouge mettra rapidement fin (2). Le joug soviétique et stalinien s’appesantit ensuite sur l’Ukraine, qui eut particulièrement à en souffrir puisque, au fil de la guerre civile, de la collectivisation forcée des campagnes, des famines organisées par Staline, des grandes purges de la seconde moitié des années trente puis de la « grande guerre patriotique », celle-ci comptabilisa plus de 10 millions de morts.
À cette histoire troublée correspond une géographie composite, puisque l’Ukraine regroupe des provinces occidentales qui appartinrent au fil des siècles au grand-duché de Lituanie et à la Pologne ainsi qu’à l’Autriche-Hongrie (la Galicie), et des provinces situées à l’est du Dniepr, peuplées d’importantes minorités russophones mêlées à un fond ukrainien. Il serait toutefois exagérément simpliste de considérer cette opposition entre l’est et l’ouest comme une coupure radicale. Si les populations des provinces occidentales, qui parlent ukrainien et sont de religion catholique ou uniate, regardent incontestablement vers l’Occident, le caractère beaucoup plus russophone des populations orientales, à majorité orthodoxe, n’exclut nullement la présence en leur sein d’un fort sentiment national ukrainien. Seules des minorités, même dans la région du Donbass, plus intégrée éco- nomiquement à la Russie, aspirent à un rattachement à Moscou – la Crimée constituant un cas à part.
Ces ambiguïtés fondamentales ont imprimé leur marque indélébile à la vie de l’Ukraine contemporaine, qui a proclamé son indépendance pour la seconde fois en août 1991 au moment de l’effondrement de l’Union soviétique. L’animosité entre pro-Occidentaux et pro-Russes a rythmé la vie politique heurtée du pays. La « révolution orange » de la fin de l’année 2004 a amené au pouvoir, avec le président Viktor Ioutchenko et son Premier ministre Ioulia Tymochenko, des forces proeuropéennes, d’inspiration libérale, vite minées par la dissension, les luttes de faction et le marasme économique. Dans un pays désenchanté, l’élection en janvier 2010 de Viktor Ianoukovitch, dont les malversations et les bourrages d’urnes éhontés avaient provoqué cinq ans plus tôt la « révolution orange », a ramené au pouvoir à Kiev une faction pro-russe qui s’est efforcée de se ménager les bonnes grâces de Moscou tout en se prêtant à un flirt avec l’Union européenne, menant ainsi à la crise de 2013. Ce mouvement de bascule entre deux factions opposées se déroule dans un climat délétère, marqué par une vie poli- tique clanique, une corruption phénoménale, une économie mafieuse dominée par une profonde dépendance à l’égard du gaz russe.
Seule l’analyse de ces déséquilibres fondamentaux de l’Ukraine indépendante permet d’expliquer le phénomène Maïdan. Ce que les foules rassemblées exprimaient avec ferveur ces derniers mois (comme cinq ans plus tôt au moment de la « révolution orange ») est d’abord et avant tout un rejet radical de la corruption, de l’arbitraire, de l’économie mafieuse et des pressions russes, en même temps qu’une aspi- ration profonde à l’État de droit et aux libertés démocratiques trop souvent foulées au pied par le système clientéliste qui prévaut dans tout le pays. Ce rejet a été si violent qu’il a entraîné celui de l’accord négocié par les trois ministres des Affaires étrangères du « triangle de Weimar » avec M. Ianoukovitch, parce qu’il avalisait le maintien au pouvoir de celui-ci. Les foules exaspérées l’ont jeté à bas et ont provoqué sa fuite ignominieuse.
Aux yeux de ces foules en rébellion contre un système empoisonné, dont Moscou s’est fait le complice, l’Europe représente l’incarnation de cet État de droit et de liberté auquel elles aspirent. L’épisode doit inter- peller les eurosceptiques désenchantés qui s’abstiennent par millions aux élections européennes : il y avait à Maïdan des gens prêts à mourir sur les barricades pour obtenir ce dont eux-mêmes jouissent et tiennent pour acquis depuis des décennies, sans même en mesurer le prix, grâce à la construction européenne.
Il reste que ce choix des nouvelles autorités de Kiev en faveur de l’Europe va directement à l’encontre des vues et des intérêts de Mos- cou. Le Kremlin a choisi de les considérer comme illégales et illégitimes, et de tout mettre en œuvre pour faire obstacle à la consolidation de leur pouvoir.
Restauration de la puissance russe
C’est que l’Ukraine, cœur de notre matriochka, se trouve enserrée dans les rêts que tissent autour d’elle les ambitions de M. Poutine.
Il faut s’arrêter ici un instant sur l’analyse de la psychologie du président russe. Celui-ci constitue un cas singulier. Cet ancien officier du KGB est en effet un pur produit du système et de la méritocratie soviétiques. Son ADN est entièrement façonné par l’URSS, au point qu’il peut être considéré comme l’Homo sovieticus parfait. Mais les caprices de l’histoire ont voulu qu’il n’arrive à éclosion qu’après l’effondrement de l’Union soviétique. Arrivé au pouvoir en août 1999 par la
bonne grâce de Boris Eltsine, il aura connu le chaos post-soviétique et la profonde humiliation des années quatre-vingt-dix, marquées par la perte du statut de grande puissance, l’éclatement du pacte de Varsovie, les avancées de l’Otan dans l’ancien glacis, la crise économique et le pillage éhonté des ressources de l’État par les premiers oligarques. C’est ce destin décalé qui explique que Vladimir Poutine soit, par vocation et au sens propre du terme, un réactionnaire. En homme de pouvoir avisé, il aura consacré la dernière décennie, à travers son chassé-croisé avec Dmitri Medvedev, avec qui il a alterné aux postes de président et de Premier ministre, à consolider son pouvoir, remplaçant par des nominations l’élection des présidents de région, muselant la presse, bridant l’opposition, encadrant presque à l’ancienne toutes les activités de la société civile et mettant au pas les oligarques. L’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa, le démembrement de Youkos, l’internement en Sibérie de Mikhaïl Khodorkovsky, la seconde guerre de Tchétchénie auront marqué cette reconstruction rigoureuse de la « verticale du pouvoir » et cette entreprise de restauration de la puissance et de l’autorité de l’État (3).
M. Poutine ne révèle pas volontiers le fond de sa pensée. Il l’aura au moins fait une fois avec éclat voici quelques années en déclarant que «l’éclatement de l’empire soviétique aura été la pire catastrophe géo- politique du XXe siècle». Tout est dit avec cette formule : la nostalgie de l’empire l’anime tout entier. L’idéologie est morte, le communisme a vécu, reste le nationalisme pan-russe. Dans un pays marqué depuis plusieurs siècles par l’opposition entre occidentalistes et slavophiles, Vladimir Poutine se range sans hésiter dans le second camp. Son alliance nouvelle avec l’Église orthodoxe et le patriarcat de Moscou, affichée avec ostentation de part et d’autre, s’accompagne du mépris absolu qu’il professe à l’égard de ce qu’il considère comme la corrup- tion et la décadence des sociétés occidentales, dont il condamne et rejette les valeurs, se situant ainsi dans le sillage de Soljenitsyne.
Le jugement moral qu’il porte sur l’Occident et sur ses leaders poli- tiques, pour lesquels il éprouve bien peu de considération, rejoint sa méfiance à l’égard de leurs initiatives. À l’instar du peuple russe dans ses profondeurs, il considère l’Otan comme une menace, le système antimissiles prôné par les Américains comme un piège, est convaincu que les « révolutions de couleur » (orange en Ukraine, rose en Géorgie) sont l’œuvre de la CIA, et que le prosélytisme occidental en matière de droits de l’homme vise avant tout à miner son pouvoir et à corrompre la société russe, encore immune aux poisons occidentaux.
Il s’attache à une œuvre de restauration impériale. « L’étranger proche », notion depuis toujours chère au Kremlin, doit rester sous le contrôle de Moscou. Les minorités russes ou russophones à l’étranger doivent être protégées. Pour parvenir à ses fins, Vladimir Poutine s’appuie partout où il le peut sur les ennemis de l’Occident : il cherche à consolider sa relation avec la Chine, ménage l’Iran tout en se prêtant à l’effort international pour brider ses ambitions nucléaires, soutient en Syrie Bachar al-Assad contre les insurgés, cajole Cuba et feu Hugo Chavez. Il entretient sciemment une certaine confrontation avec les États- Unis, allant jusqu’à offrir l’asile politique à Edward Snowden, flattant ainsi le nationalisme et la fierté russes. Il ne recule pas devant les éclats, les déclarations provocatrices ni les mises en scène exhibitionnistes.
Usant avec habilité de l’arme des exportations de pétrole et de gaz, il a su créer en Europe un réseau d’intérêts économiques qui sert ses ambitions et autorise tous les chantages. Il s’est en outre attaché, dès sa réélection à la présidence, à lancer au prix de milliards de roubles un ambitieux programme de modernisation et de rénovation des forces armées russes qui commence à donner des résultats. Nombre d’observateurs ont ainsi été frappés par l’impeccable tenue et le matériel flambant neuf des troupes russes en Crimée, contrastant de manière spectaculaire avec le spectacle des forces souvent débraillées et des véhicules délabrés ou en panne qu’avaient donné les forces russes en Géorgie voici seulement cinq ans.
C’est dans ce contexte que s’inscrit le projet d’« espace économique eurasiatique », vaste zone de libre-échange regroupant les anciennes Républiques soviétiques qui est appelée à structurer cet effort de restauration impériale. La Biélorussie, le Kazakhstan, l’Arménie ont accepté de s’y joindre. L’Ukraine, dans l’esprit de Poutine, en constitue une pièce essentielle. Observateur averti de la Russie et du monde soviétique, l’ancien conseiller pour la sécurité nationale du président Carter, Zbignew Brzezinski, résume le dilemme en une formule lapidaire : « Sans l’Ukraine plus d’empire. »
Vers un démembrement de l’Ukraine
Cette vision poutinienne donne la clé de la troisième enveloppe de notre matriochka : la Crimée, et la menace d’un démantèlement de l’Ukraine. M. Poutine n’aura guère tardé à trouver la réplique au succès des foules de Maïdan et à la mise en déroute de Ianoukovitch. En trois semaines à peine, il a détaché la Crimée de l’Ukraine et l’a annexée à la Russie.
La Crimée constitue certes un cas à part. Depuis son incorporation à l’empire des tsars au milieu du XVIIIe siècle, elle a toujours partagé le destin de la Russie, et est peuplée à plus de 60 % de Russes qui nourrissent un fort sentiment national. Elle n’a été rattachée artificiellement à l’Ukraine soviétique qu’en 1954 par Nikita Krouchtchev, pour des raisons administratives. Géographiquement, elle constitue une presqu’île d’intérêt stratégique qui contrôle un accès essentiel à la mer Noire et offre à la flotte russe l’abri du port de Sébastopol. Cette base est si essentielle à la marine russe que Moscou s’était attaché, profitant de sa relation privilégiée avec Ianoukovitch, à renouveler par anticipation jusqu’en 2042 le bail accordé par l’Ukraine à la flotte russe.
Cette sécurité relative n’a pas suffi à dissuader Vladimir Poutine de mener à la hussarde son annexion de la Crimée. Des éléments russes infiltrés, en uniforme mais sans insigne, ont rapidement contrôlé les points névralgiques essentiels. Un gouvernement criméen de complaisance, né par génération spontanée, a proclamé la souveraineté de la Crimée, entérinée par un référendum organisé en deux semaines dans un territoire occupé, qui a abouti à la victoire des sécessionnistes et de la demande de rattachement à la Russie sur le score très soviétique de 96,77 % des votants (il semble, selon des observateurs neutres, que ceux-ci aient constitué environ 35 % de l’électorat, les populations tatares et la minorité ukrainienne s’étant refusées à voter).
Ce coup de force n’est pas tout à fait sans précédent. Au cours de l’été 2008, la guerre éclair menée par les forces russes en Géorgie avait ainsi abouti à détacher de celle-ci la province d’Ossétie du Sud et à consolider la sécession de l’Abkhazie qui depuis lors, sans reconnaissance de la communauté internationale, mènent toutes deux une vie autonome sous tutelle de Moscou. En Moldavie des troupes russes occupent depuis l’indépendance de cette République la province de Transnistrie, qui échappe entièrement au contrôle des autorités moldaves. Moscou trouve avantage à laisser sans solution ces conflits dits « gelés », qui lui permettent de conserver des moyens de pression sur la Géorgie et sur la Moldavie. Mais la Crimée inaugure sans doute une phase nouvelle. Il s’agit non plus d’une situation de fait en marge de la légalité internationale, mais bien d’une annexion sans fard d’un territoire à population en majorité russe, proclamée dans les formes par les autorités constitutionnelles de la République fédérale de Russie.
Sans doute l’annexion de la Crimée n’est-elle que le prélude à un démembrement plus général de l’Ukraine ou du moins de sa partie orientale. Utilisant des moyens semblables à ceux qui lui ont permis de s’assurer le contrôle de la péninsule, la Russie a multiplié au cours du mois d’avril des incidents dans une douzaine de villes du Donbass. S’appuyant sur des éléments russophones organisés mais relativement peu nombreux, des activistes parfois même épaulés par militaires russes en uniforme mais sans insignes, comme en Crimée, ont pris le contrôle de bâtiments publics, y faisant flotter le drapeau russe et proclamant autonomie ou indépendance. En dépit des dénégations de Moscou, il ne s’agit nullement de soulèvements spontanés, mais bien d’incidents provoqués et orchestrés par le pouvoir russe. Celui-ci ignore en outre avec un parfait mépris les appels à la « désescalade » figurant dans l’accord conclu à Genève le 17 avril par M. Lavrov avec ses collègues européen, américain et ukrainien.
Le but de Moscou est clair : il s’agit d’organiser et d’entretenir le chaos en Ukraine, et en toute hypothèse d’empêcher que se tiennent dans le pays les élections que les autorités provisoires souhaitaient voir se dérouler le 25 mai. Le Kremlin ne peut admettre que ces élections légalisent et légitiment des autorités qu’il entend continuer de dénoncer comme illégales et illégitimes, et que sa propagande, utilisant la présence à Maïdan du parti Svoboda et de bandes d’extrême droite, présente comme « fascistes et terroristes ». Le conflit est donc appelé à rester ouvert jusqu’à nouvel ordre.
C’est en fonction de la résistance qu’il rencontrera à la fois de la part des populations, des autorités de Kiev et des partenaires inter- nationaux de la Russie que le président Poutine choisira soit d’imposer un démembrement grâce, si besoin est, à l’intervention des forces russes (4), soit de promouvoir un nouvel arrangement institutionnel qui permettrait à Moscou, sous couvert d’un fédéralisme aussi lâche que possible, d’interférer constamment dans la vie politique ukrainienne.
Faiblesse des réactions internationales
Les réactions de la communauté internationale constituent la quatrième de nos poupées russes. À l’évidence, la détermination et la brutalité avec laquelle ont agi les autorités de Moscou depuis le renversement du président Ianoukovitch l’ont prise au dépourvu, mais ne pouvaient la laisser sans réaction.
D’abord parce qu’objectivement la Russie a violé le droit international et sa propre signature. L’annexion de la Crimée constitue en effet une violation ouverte des accords d’Helsinki de 1975 qui garantissent l’intangibilité des frontières en Europe. Cette charte a constitué le cadre légal dans lequel se sont déroulés, jusqu’à la fin de l’URSS, les derniers épisodes de la guerre froide. Pour être juste, il convient de préciser que la diplomatie russe accuse depuis des années les Occidentaux d’être à l’origine de la première violation de ces accords, en ayant accepté pendant les guerres de Yougoslavie de soutenir l’indépendance du Kosovo, démembrant ainsi la Serbie. Mais même si l’on accepte cet argument (et après tout, il est parfaitement loisible de considérer que l’indépendance du Kosovo fut une grave erreur), il reste que la Russie aura également violé la signature qu’elle a apposée, le 5 décembre 1994, au bas de l’accord de Budapest par lequel les cinq grands signataires du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires garantissaient l’intégrité territoriale de l’Ukraine en échange de la renonciation par celle-ci aux armes nucléaires héritées de l’ancienne Union soviétique et entreposées sur son territoire (5).
À cette double violation de la lettre de traités internationaux s’ajoute le choc provoqué par la méthode qui a prévalu pour l’annexion de la Crimée. Celle-ci évoque des épisodes sombres du XIXe siècle ou de l’entre-deux guerres. Les analogies avec l’Anschluss ou le démembrement de la Tchécoslovaquie sautent aux yeux. En même temps, le déferlement de la propagande russe sur les ondes et les écrans de télévision, et la désinformation presque caricaturale utilisée pour rendre compte des événements de Kiev (les nouvelles autorités étant dépeintes comme des nostalgiques du nazisme ou des bandes d’activistes fascisantes, en même temps que sont dénoncées des persécutions imaginaires de minorités russophones) rappelle de matière troublante la rhétorique hitlérienne utilisée au moment de l’affaire des Sudètes.
Les Nations unies se sont évidemment saisies du problème. Sans surprise, le Conseil de sécurité s’est trouvé paralysé par le veto russe, mais il est très significatif que la Chine, au lieu de s’aligner comme à l’accoutumée sur la position de Moscou, ait choisi de s’abstenir : Pékin ne plaisante pas avec la notion d’intégrité territoriale. À l’Assemblée générale, plus d’une centaine d’États ont condamné l’annexion, mal- gré le vote hostile de la Russie et d’une vingtaine de membres soucieux de ne pas déplaire à Moscou. Il est d’ailleurs symptomatique que l’on retrouve dans ce recours à un vote de l’Assemblée générale un artifice de la guerre froide destiné à contourner le blocage du Conseil de sécurité par l’usage systématique du veto par l’URSS (6).
Pour le reste, c’est aux sanctions économiques que recourent les pays occidentaux pour tenter d’exercer une pression, à dire vrai encore bien timide, sur Moscou. Les sanctions financières ciblées auxquelles recourent les États-Unis et l’Union européenne sont fort mesurées et ne feront pas grand mal aux dirigeants ni à l’économie russe, mais constituent un avertissement très net.
Enfin, les Occidentaux se mobilisent pour venir en aide financière- ment à l’Ukraine et la sauver de la faillite. Le FMI a élaboré fin mars un plan d’aide de 11 milliards de dollars, auxquels vont s’agréger diverses mesures spécifiques prises par Washington et Bruxelles. Il s’agit, dans l’urgence, de fournir à Kiev un ballon d’oxygène qui lui permette d’éviter l’asphyxie à laquelle semblent la destiner les menaces proférées par Gasprom, qui entend augmenter substantiellement le prix de ses livraisons et réclame des arriérés de paiement astronomiques.
Les embarras de l’Europe
L’embarras, pour ne pas dire le désarroi, de l’Union européenne devant la grave crise qui se déroule à ses portes, et rappelle des souvenirs de cauchemar à ses nouveaux membres orientaux (la Pologne, les trois pays Baltes, la République tchèque en tout premier lieu), constitue la cinquième dimension du problème.
L’Union se trouve en effet à l’origine de la crise avec son approche maladroite du « partenariat oriental ». Celui-ci constitue une pure construction bureaucratique bruxelloise, qui n’a jamais été sérieusement portée à l’attention des autorités politiques dans les capitales de l’Union. Nombre de celles-ci se sont toujours opposées à ce que soit ouverte à l’Ukraine comme aux autres anciennes Républiques soviétiques quelque perspective d’adhésion que ce soit. Aussi les accords d’association envisagés sont-ils restés pour l’essentiel des accords de libre-échange assortis de dispositions libéralisant l’octroi de visas et de quelques principes généraux de bonne gouvernance. Mais aucun travail diplomatique sérieux n’a été entrepris par les autorités de l’Union pour préparer le sommet de Vilnius. Il n’eut peut-être pas été si difficile de s’efforcer de concilier le partenariat oriental avec le projet russe de zone de libre- échange eurasiatique. La diplomatie russe avait d’ailleurs, voici quelques années, tenté de timides ouvertures en ce sens. Au moins eût-il été avisé d’essayer de persuader Moscou qu’il ne s’agissait pas d’une alternative radicale, et que l’Ukraine pourrait être à la fois partenaire de l’Union et de la Russie. Mais jamais les autorités russes n’ont été approchées à un niveau politique convenable sur ce thème.
L’Union paye ici une double faiblesse. La première est sa diversité géographique : seuls les pays d’Europe de l’Est et du Nord ont porté au partenariat oriental l’attention qu’il méritait ; les pays de l’Europe du Sud et de l’Ouest, les yeux rivés vers la Méditerranée, le Moyen-Orient et l’Afrique, y sont restés indifférents. Ce clivage justifierait presque les remarques acerbes formulées au moment de la guerre d’Irak par le secrétaire américain à la défense, Donald Rumsfeld, qui opposait cynique- ment la « vieille » à la « nouvelle » Europe. Mais l’Union paye aussi la grave faiblesse que constitue son absence totale de politique commune à l’égard de la Russie, et plus généralement des pays de l’ancienne Union soviétique. Les grandes capitales européennes ne se concertent guère sur la relation avec Moscou, que chacune approche en soliste, Berlin avec alacrité, Londres avec une hostilité souvent sourde mais parfois ouverte, Paris avec ambiguïté et une curieuse alternance d’audace et de réserve.
Ces divergences font évidemment le jeu de la Russie, mais reflètent autant la diversité des intérêts économiques que l’absence de vision politique commune. Plus grave encore, l’Union européenne se montre incapable, depuis des années, de se doter d’une politique de l’énergie commune qui lui permettrait de ne pas se présenter en ordre dispersé devant le grand fournisseur de pétrole et de gaz qu’est la Russie. Sans doute la sérieuse pomme de discorde que constitue le recours à l’énergie nucléaire, auquel a expressément renoncé l’Allemagne, rend-elle difficile l’élaboration d’une telle politique commune. Mais l’absence de celle-ci se fait cruellement sentir alors que l’Union européenne dépend du gaz russe à hauteur d’à peu près un tiers de sa consommation, et que près de deux tiers de ses livraisons de gaz russe transitent par l’Ukraine. Cette dépendance fragilise énormément les pays euro- péens les plus importateurs, au premier rang desquels l’Allemagne, les pays de l’Est ou l’Italie, et explique à l’évidence la pusillanimité chronique dont font preuve bien des capitales européennes devant la perspective d’une confrontation avec Moscou.
Exaspération américaine
Au-delà encore de l’Union européenne déconcertée, dépendante et désunie, le retour de la Russie à une politique impériale interpelle aussi les États-Unis. Ceux-ci se trouvent pris à contre-pied presque plus encore que l’Europe.
La politique étrangère de Barack Obama, dès son accession à la présidence, s’était articulée autour de trois axes : mettre fin à l’engagement militaire américain en Irak et en Afghanistan, se désengager de l’Europe et normaliser les relations avec la Russie. Il s’y ajoutera plus tard, à partir de l’automne 2009, l’idée du « pivot » vers l’Asie- Pacifique, promue au rang de nouvelle priorité stratégique des États- Unis. L’idée d’une remise des compteurs à zéro dans la relation avec la Russie est centrale à ce dispositif. Cette formule avait été utilisée dès février 2009 à Munich par le vice-président Biden. Ce chemin devait se révéler pavé de désillusions pour Washington. Moscou ne montra jamais aucun empressement pour appuyer sur le fameux reset button. Malgré la ratification par le Sénat du traité Start, la diplomatie américaine se heurte à un mur pour promouvoir de nouvelles mesures de contrôle des armements. Elle n’est jamais parvenue à réconcilier la Russie avec un dispositif antimissile destiné à fournir à l’Europe un bouclier contre une attaque venue du sud, et les concessions faites par Washington, qui décida finalement de renoncer à déployer les premiers éléments de ce dispositif en Pologne et en République tchèque, ne suffirent pas à désarmer l’opposition résolue de Moscou.
En outre, le prosélytisme américain en matière de droits de l’homme a achevé de braquer les autorités russes. Au fur et à mesure que s’affirmait le tournant autoritaire pris par le président russe, Moscou n’a cessé de se raidir devant le harcèlement continu du Congrès et des ONG américaines sur le thème des libertés publiques et des droits de l’homme. Les contacts entre les présidents Obama et Poutine se sont aigris au fil des ans, le refus du président américain de se rendre aux Jeux olympiques de Sotchi en février 2014 faisant écho à la décision de M. Poutine de boycotter le G8 de Chicago, ville natale de son homologue américain.
Deux épisodes récents se sont succédé pour aggraver encore cette tension entre Moscou et Washington. Le premier fut la décision de M. Poutine d’accorder l’asile politique à Moscou à Edward Snowden, poursuivi aux États-Unis pour avoir révélé l’étendue des écoutes de la NSA, et largement considéré comme un traître par les Américains. Le second, dans les derniers jours d’août 2013, fut la crise des armes chimiques en Syrie. La diplomatie russe a certes tiré d’embarras la Maison-Blanche en proposant de manière impromptue une solution pour neutraliser les armes chimiques syriennes. Mais MM. Poutine et Lavrov eurent grand-peine à cacher le mépris avec lequel ils enregistrèrent la reculade du président Obama qui, après avoir déclaré que l’utilisation de ses armes chimiques par le régime de Bachar al-Assad constituerait une « ligne rouge », a renoncé à déclencher une action de force pour en sanctionner le franchissement.
Aujourd’hui, la relation entre les États-Unis et la Russie demeure tendue et malaisée dans tous les domaines. La guérilla se poursuit sur le thème du déni des libertés publiques en Russie. Moscou y répond en laissant une entière liberté de parole à M. Snowden. Le Kremlin continue de voir la main de la CIA et des services occidentaux dans toutes les agitations ou velléités pro-occidentales qui se manifestent en Russie ou dans sa périphérie. Au Moyen-Orient, la Russie soutient avec constance Bachar al-Assad dans la guerre civile syrienne, dame le pion à la diplomatie américaine en recherchant des connivences avec Israël au moment où les efforts de M. Kerry pour relancer le processus de paix israélo-palestinien ont atteint une impasse, et conclut un accord de troc pétrolier avec l’Iran sans attendre qu’un succès de la négociation avec Téhéran permette de lever les sanctions. Moscou semble en outre désireux de développer avec Pékin un partenariat toujours plus étroit au moment même où les tensions entre la Chine et les États-Unis s’accroissent.
En bonne logique, les menées de la Russie en Ukraine contraignent Washington à une volte-face malaisée pour se réengager en Europe. Symbole de cette révision déchirante, le président Obama vient ainsi de se rendre à Bruxelles pour y participer à un sommet États-Unis- Union européenne alors qu’il ne fait pas mystère de son peu de goût pour de telles rencontres, qu’il juge d’ordinaire inutiles et dépourvues de substance. La même visite lui a aussi permis de participer à une réunion de l’Otan pour y réaffirmer l’engagement résolu de Washington aux côtés de ses alliés. Afin de mieux rassurer Baltes et Polonais, rendus livides par l’annexion de la Crimée, il a donné son appui à des manœuvres conjointes tout en dépêchant en Pologne et en Lettonie des escadrilles de F-15 et de F-16 accompagnées de personnels au sol. Tout indique que les États-Unis sont décidés à poursuivre la réaffirmation résolue de leur engagement, et à l’accompagner de gestes significatifs.
Enfin les autorités américaines se préoccupent de l’indépendance énergétique de l’Europe à l’égard de la Russie, et semblent décidées à aider les Européens à s’en affranchir. Le président Obama a ainsi profité de son passage à Bruxelles pour annoncer que les États-Unis, qui deviennent grâce au gaz de schiste exportateurs nets de gaz, entendent dans les années qui viennent développer leurs fournitures de gaz liquéfié à l’Europe. Il faudra bien entendu plusieurs années pour développer encore la production et construire des terminaux méthaniers sur la côte est des États-Unis, mais la simple annonce de ce développement très significatif pour l’avenir du marché du gaz est destiné à faire réfléchir les exportateurs russes aux conséquences de la politique étrangère de Mos- cou. Ce développement, couplé avec les sanctions financières appliquées à des proches du Kremlin soigneusement choisis, constitue un coup de semonce que les Russes ne peuvent pas ne pas prendre au sérieux. Les exportations de gaz russe vers l’Union européenne représentent en effet aujourd’hui 70 % des recettes d’exportation d’énergie de la Russie.
Une nouvelle guerre froide ?
Ainsi l’apparition d’une nouvelle guerre froide et d’une relation conflictuelle qui va de nouveau s’articuler autour de l’Otan apparaît- elle comme la dernière de ces poupées emboîtées autour de l’Ukraine.
Le conflit nouveau ravive un conflit ancien. L’Otan, à dire vrai, demeure le nœud du problème. Celle-ci, on l’a dit, reste aux yeux des dirigeants russes la menace principale à la sécurité de la Russie. Moscou n’a jamais digéré la rapidité avec laquelle l’Otan a absorbé les anciens membres du pacte de Varsovie, et moins encore les trois anciennes Républiques soviétiques désormais affranchies que sont les pays Baltes. Le Kremlin voit partout, dans une fièvre obsidionale, la main de l’Otan et de la CIA, de la « révolution orange » à la Géorgie en passant par les manifestations antigouvernementales au sein de la société civile russe. Cette obsession n’est d’ailleurs pas le fait des seuls dirigeants, mais est largement partagée par l’opinion publique russe dans ses profondeurs. Celle-ci soutient avec vigueur la posture anti- américaine affichée par son président, qui y puise un regain de popularité (celle-ci est estimée, selon des sondages fiables, à 80 %).
Soyons équitables : les Américains sont pour beaucoup dans l’entretien de cette paranoïa. Non contents d’avoir poussé à un élargissement rapide de l’alliance Atlantique, nombreux sont parmi eux ceux qui préconisent à cor et à cri, depuis près de vingt ans, l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’Otan. Les révolutions dites « de couleur » et l’accession au pouvoir dans ces deux pays de dirigeants tournés vers l’Occident ont donné à ces appels un regain de vigueur. Dès l’arrivée au pouvoir de M. Ioutchenko à Kiev et de M. Saakashvili à Tbilissi, les lobbies ukrainiens et géorgiens ont donné de la voix à Washington. Ils ont trouvé au Capitole, dans la presse et dans les think tanks de nombreux relais, et beaucoup d’écho dans les milieux républicains et conservateurs. La Maison-Blanche et le Département d’État, surtout sous l’administration Bush, ont parfois prêté une oreille trop complaisante à ces clameurs. Rien n’en a échappé à Moscou. Les alliés européens, mesurant mieux la nécessité de ne pas provoquer inutile- ment la Russie, se sont efforcés de tempérer du mieux qu’ils le pouvaient ces ardeurs. L’Allemagne et la France se sont ainsi prononcées publiquement, en 2008, à l’occasion du sommet de Bucarest, contre l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’Otan. Cette prise de position a d’ailleurs sans doute facilité la médiation du président Sarkozy dans la crise géorgienne de l’été 2008.
Cette prudence des Européens n’a toutefois pas suffi à calmer les appréhensions de Moscou. D’abord parce que les dirigeants russes prêtent davantage attention à ce qui vient de Washington qu’à ce qui s’exprime dans les capitales européennes. Ensuite parce l’expérience leur a enseigné au cours des années quatre-vingt-dix que la plupart de leurs anciens alliés du pacte de Varsovie sont entrés à la fois dans l’Union et dans l’Otan, parfois dans cet ordre. Pour eux, qui préfèrent traiter unilatéralement avec Berlin, Londres ou Paris plutôt qu’avec Bruxelles, l’Union européenne ne constitue pas un interlocuteur valable, mais est bel et bien une antichambre de l’Otan. Comment s’étonner dans ces conditions que le « partenariat oriental » leur soit apparu comme un scénario machiavélique destiné à amener à terme l’Ukraine dans l’Otan ?
Le paradoxe est qu’à l’inverse la nouvelle agressivité dont fait preuve la Russie dans la crise ukrainienne et l’effort de restauration impériale du président Poutine donnent à l’Otan une nouvelle raison d’être. On a suffisamment dit, au cours des deux dernières décennies, que la disparition de la menace soviétique affaiblissait l’Otan en la laissant dépourvue d’ennemi, donc d’objet. L’Alliance a cherché à se régénérer en s’employant en dehors du théâtre européen. Les douze ans de présence de l’Otan en Afghanistan ont cependant démontré qu’elle était mal adaptée à des opérations lointaines et extra-européennes. Aujourd’hui, l’annexion de la Crimée et la prétention de la Russie à s’arroger le droit de venir au secours de minorités russophones situées en dehors de ses frontières (7) sont perçues comme des menaces majeures par les alliés de l’Est européen, au premier rang desquels la Pologne et surtout les trois Républiques baltes, qui comptent en leur sein d’importantes minorités russes. L’Otan retrouve ainsi toute sa justification : constituer un rempart non plus à l’impérialisme soviétique mais à l’ombre menaçante de la restauration de puissance à laquelle s’attache la politique du président Poutine.
Ainsi se dessine le visage d’une nouvelle guerre froide qui semble devoir s’installer. Certains de ses traits apparaissent familiers, et rap- pellent une histoire que l’on croyait révolue : les déferlements d’une propagande russe aux accents résolument antioccidentaux, la réapparition, aussi bien aux Nations unies que dans les échanges bilatéraux, d’une rhétorique de guerre froide nourrie de mauvaise foi et de procès d’intention, le gel de toute coopération dans le domaine militaire. L’esprit olympique de Sotchi est oublié et fait place à l’annulation du G8 qui était prévu sous présidence russe dans cette même ville.
Si la Russie a aujourd’hui l’initiative et paraît bien devoir pour- suivre son offensive en Ukraine, elle devrait pourtant porter attention aux nuages qui se forment à son horizon. Les récents votes intervenus aux Nations unies sur la Crimée, tant au Conseil de sécurité qu’à l’Assemblée générale, ont mis en évidence l’isolement diplomatique dans lequel se trouve aujourd’hui la Russie. Il n’est pas sûr que la diplomatie russe obtienne de Pékin, dans son dialogue bilatéral, les réassurances ou les propos réconfortants qu’elle sollicite. Les autres grands pays émergents, notamment ceux qui se tiennent habituellement à distance des États-Unis comme l’Inde ou le Brésil, se tiennent cois.
Surtout, même si les premières sanctions adoptées par Washington et Bruxelles ont pu lui apparaître dérisoires, la Russie n’est pas à l’abri de sanctions plus sérieuses qui viendraient frapper une écono-mie déjà fragile. Alors que le taux de croissance de l’économie russe est tombé à moins de 1 %, la Bourse de Moscou a connu depuis le début de la crise ukrainienne d’importants trous d’air, et les dernières indications montrent que la fuite des capitaux russes au cours du seul premier trimestre 2014 a déjà atteint le montant enregistré pour toute l’année 2013 (environ 70 milliards de dollars). Cette fuite massive et la menace de récession s’ajoutent aux faiblesses chroniques de l’économie russe. Celle-ci est trop dépendante de sa production et de ses exportations d’hydrocarbures. Économie pétrolière, la Russie vit sur son capital. Elle peine à reconstituer ses réserves, et ne peut le faire sans recourir aux technologies occidentales et aux majors américaines et européennes. Elle n’investit pas dans ses infrastructures, qui sont très dégradées, ni dans son système de santé, qui est très loin des standards occidentaux. Sa démographie demeure désastreuse, puisque le taux de fécondité est autour de 1,3 et que l’espérance de vie masculine se situe à 63 ans, contre 79 dans les pays de l’Union européenne : au rythme actuel le pays perd près de 800 000 habitants par an, et sa population décline rapidement. La Russie est beaucoup plus vulnérable qu’elle ne le pense.
En offrant un champ d’expérience privilégié au nouvel irrédentisme russe et à la politique de restauration de puissance de M. Pou- tine, l’Ukraine remet donc en cause l’ordre international qui s’était établi tant bien que mal depuis une vingtaine d’années. La situation engendrée par la crise ukrainienne est riche d’incertitudes et recèle de grands dangers. Le président russe, en joueur d’échecs, avance ses pions avec détermination et en calculant ses risques. Mais le danger
vient de ce que ceux-ci sont justement difficiles à mesurer et peuvent se prêter à des erreurs de calcul. M. Poutine peut surestimer la fai- blesse des dirigeants occidentaux et notamment celle du président américain, qui, il est vrai, n’a pas montré le meilleur de lui-même dans la crise syrienne. La popularité croissante dont M. Poutine jouit en Russie, les surenchères nationalistes et l’efficacité restaurée de son appareil militaire peuvent l’inciter à l’aventure. Symétriquement, les dirigeants occidentaux peuvent penser à tort que M. Poutine saura s’arrêter, et ne pas mesurer
Il reste que, même en supposant que la situation se stabilise en Ukraine ou s’oriente – scénario optimiste – vers une solution négociée qui pourrait faire appel au fédéralisme et à la neutralisation, la Russie aura montré dans cette crise un visage nouveau et menaçant, qui entraîne d’ores et déjà une profonde modification des relations entre l’ancien empire des tsars et ses partenaires occidentaux, et peut-être même chinois.
À défaut d’avoir pu être une charnière entre l’Europe et le monde russe, l’Ukraine aura été le révélateur de l’absence de vision stratégique de l’Occident face aux ambitions retrouvées de la Russie.
3 mai 2014
1. Voir Iaroslav Lebedynsky, Ukraine, une histoire en questions, L’Harmattan, 2008.
2. Sur cet épisode mal connu, voir Iaroslav Lebedynsky, Skoropadsky et l’édification de l’État ukrainien (1918), L’Harmattan, 2010.
3. Sur la personnalité de Vladimir Poutine, son parcours et le développement de sa conception du pouvoir, une bonne analyse est offerte par Fiona Hill et Clifford G. Gaddy dans leur ouvrage, Mr. Putin: Operative in the Kremlin, Brookings Institution Press, 2012.
4. Des forces russes d’environ quarante mille hommes sont massées sur les frontières orientales de l’Ukraine.
5. Le mémorendum de Budapest a été initialement signé par l’Ukraine, la Russie, les États- Unis et le Royaume-Uni – la Chine et la France, également puissances dépositaires du traité de non-prolifération, y apposèrent leur signature ultérieurement.
6. La fameuse « résolution Acheson », votée en 1950 au moment de la guerre de Corée.
7. M. Poutine, dans son allocution télévisée du 17 avril, est allé jusqu’à parler des « compatriotes » russophones vivant dans les pays limitrophes de la Russie, comme pour mieux s’arroger le droit de les protéger.