Affaires étrangères – Irak – La commission a procédé à l’audition de M. François Bujon de l’Estang, ambassadeur de France, ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis, sur l’évolution des relations franco-américaines après la crise irakienne.
M. François Bujon de l’Estang a indiqué qu’au moment où il avait quitté ses fonctions, le 5 décembre 2002, les relations bilatérales entre les Etats-Unis et la France traversaient une situation tendue mais « gérable ». La France avait, tout au long de la négociation de la résolution 1441, fait prévaloir une approche légaliste du dossier irakien, lisible par tous et qui avait trouvé un écho positif dans le monde et aux Etats-Unis mêmes. La situation avait complètement changé au cours du mois de janvier, notamment avec la session ministérielle extraordinaire de l’ONU consacrée au terrorisme et avec la commémoration du Traité de l’Elysée, à l’occasion de laquelle les Etats-Unis ont eu l’impression que la France avait adopté la même approche que l’Allemagne. Lorsqu’ensuite se sont engagées au Conseil de sécurité les discussions sur un projet de résolution anglo-américain, les Etats-Unis ont constaté que la France était passée d’une attitude de réserve sur la possibilité d’une guerre en Irak à une hostilité active, qui avait placé notre pays à la tête du « cartel des non ». Les autorités françaises, pour leur part, ont considéré, en janvier, que la décision américaine d’attaquer l’Irak à la mi-mars était prise et que la diplomatie n’aurait plus qu’une fonction résiduelle, d’où une divergence radicale entre les deux pays sur l’analyse de la situation.
Il en est résulté, aux Etats-Unis, une campagne anti-française d’une extraordinaire violence, tant dans l’administration que dans l’opinion. Le réflexe patriotique et unanimiste outre-atlantique a accru encore ce déferlement, en particulier dans les médias. Certes, les relations bilatérales avaient déjà connu dans le passé des phases de crise mais celle-ci est singulièrement plus grave et plus profonde.
Elle est tout particulièrement liée aux conséquences du 11 septembre 2001, qui a provoqué aux Etats-Unis un traumatisme d’une profondeur sans précédent dont les Européens n’ont pas bien pris la mesure. Les attentats, en révélant aux Etats-Unis la vulnérabilité de leur propre territoire, ont provoqué une révolution complète sur le plan stratégique et conduit les Américains, dans un élan d’unanimisme, à se rassembler autour de leur drapeau, de leurs valeurs et de leurs institutions. Les Etats-Unis attendent de leurs alliés ce même unanimisme et, s’il n’est pas au rendez-vous, ils le ressentent comme une trahison. C’est ce qui avait déjà valu à l’Allemagne, lors des élections dans ce pays à l’automne dernier, de fortes critiques américaines, le chancelier Schröder ayant dès ce moment marqué son opposition résolue à toute action militaire en Irak, avec ou sans le consentement de l’ONU. Ce ressentiment des Etats-Unis s’est ensuite tourné vers la France.
Si la blessure restera profonde, a poursuivi M. François Bujon de l’Estang, c’est qu’elle se nourrit également de fortes divergences stratégiques. A l’égard du Proche et du Moyen-Orient tout d’abord : la France prône une démarche active sur le conflit israélo-palestinien et met en garde contre tout risque de déstabilisation régionale. Les Etats-Unis, quant à eux, ont en quelque sorte mis de côté ce conflit, davantage soucieux de tenter de modifier le cours de l’histoire du monde arabe en tentant d’y installer la démocratie. En effet, la pensée des néo-conservateurs américains part de deux constats. En premier lieu, Israël est une démocratie qui ne pourra conclure de paix avec ses voisins que si ceux-ci se convertissent également à la démocratie. En second lieu, ils estiment que les mauvaises relations entre le monde arabe et les Etats-Unis proviennent avant tout du soutien accordé par ces derniers à des régimes impopulaires, les conduisant à supporter à leur tour cette impopularité.
La divergence d’analyse porte également sur l’organisation des relations internationales. La France est attachée au multilatéralisme auquel les Etats-Unis ont de plus en plus tourné le dos, au fil des vingt dernières années, comme en témoignent, entre autres, leur refus de signer le traité interdisant les mines anti-personnel, celui instituant la Cour pénale internationale ou le rejet par le Sénat de la ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires.
Pour M. François Bujon de l’Estang, ces différences d’appréciation stratégique sont profondes et laissent craindre que la tension entre nos deux pays ne soit durable.
Puis un débat s’est instauré au sein de la commission.
M. Paul Girod, président du groupe sénatorial d’amitié France-Etats-Unis, a estimé que le traumatisme ressenti par la société américaine, le 11 septembre 2001, n’avait d’équivalent que celui provoqué par la guerre de Sécession. C’est une des raisons pour lesquelles la politique française a été mal ressentie aux Etats-Unis, ce qui ne manquera pas de se traduire par une volonté de marginaliser la France dans de nombreux domaines. Par ailleurs, les Nations unies sont, depuis plusieurs années, déconsidérées aux yeux des dirigeants et de l’opinion américains.
M. Xavier de Villepin a estimé que c’est l’histoire qui dirait s’il fallait, comme cela a été le cas, que notre pays prenne la tête d’un mouvement du refus, ou s’il aurait convenu de se cantonner dans une position d’attente. Au demeurant, la France était parvenue à rallier de nombreux pays importants. Il s’est par ailleurs inquiété de l’état réel de l’économie américaine, dont la balance des paiements venait d’enregistrer, au mois d’avril dernier, un déficit de 43,5 milliards de dollars.
M. Robert Del Picchia s’est interrogé sur la durée prévisible du mouvement de pensée néo-conservateur qui marque l’actuelle administration américaine. Il a fait état de la faiblesse actuelle de la Russie sur la scène internationale et s’est enquis de son impact sur la politique internationale des Etats-Unis. Il a évoqué également les vives menaces proférées par le gouvernement américain à l’encontre de Cuba, se demandant si elles seraient suivies d’effets concrets.
M. Pierre Biarnès a estimé que ces derniers mois avaient été marqués par l’émergence de deux éléments : d’une part, les Etats-Unis avaient découvert l’ampleur de la haine qu’ils suscitent à travers le monde, à l’occasion des attentats du 11 septembre 2001, liée à une stratégie messianique et impériale qui n’est pas nouvelle dans leur histoire. Par ailleurs, l’Europe a fait l’expérience de la vision du monde, historiquement différente, entre les deux rives de l’Atlantique.
En réponse, M. François Bujon de l’Estang a apporté les précisions suivantes :
– le fait, pour la France, de siéger à titre permanent au Conseil de sécurité constitue un atout fort pour notre diplomatie et tout ce qui affaiblit l’ONU et le Conseil de sécurité affecte l’influence de la France ;
– les dirigeants américains se défient, en effet, de longue date de l’ONU, et de récents dysfonctionnements au sein de cette institution ont encore accru cette réserve. Ainsi, le fait que la Libye ait été portée à la présidence de la commission des droits de l’homme, sans d’ailleurs qu’aucun pays de l’Union européenne ne s’y oppose, a été très mal ressenti. De même, la constitution automatique, à l’ONU, de majorités pro-palestiniennes a conduit les Etats-Unis à tout faire pour que le dossier israélo-palestinien n’y soit plus évoqué ;
– la défaite diplomatique enregistrée par les Etats-Unis au Conseil de sécurité, lors de l’examen de leur proposition de résolution sur l’Irak, est sans précédent, et a été ressentie comme telle par les Américains, qui ont vu à cette occasion certains de leurs grands alliés et voisins leur faire défaut ;
– les Etats-Unis reprochent moins à la France ses réserves sur la guerre en Irak que le militantisme dont elle a fait preuve et lui reprochent surtout d’avoir été le catalyseur des oppositions à cette action militaire ;
– si la décision opérationnelle de lancer l’offensive militaire date, semble-t-il, du mois de janvier dernier, l’idée de s’en prendre à l’Irak remonte au 11 septembre 2001 et s’est amplifiée au cours de l’été 2002. Il était devenu clair, dès le début de l’année 2002, que les Etats-Unis entreprendraient une action militaire contre l’Irak, et que celle-ci interviendrait très probablement entre Noël et Pâques 2003. Elle était fondée sur le fait que, face à une vulnérabilité avérée de leur territoire, les Etats-Unis ne pouvaient tolérer aucune menace potentielle, quand bien même les prétendus liens de l’Irak avec Al Quaida relevaient beaucoup plus de l’amalgame que d’une réalité ;
– l’économie américaine ne repart pas, et on constate encore une surévaluation des entreprises américaines sur le marché. Le président américain a recours aux réductions d’impôts pour relancer l’économie, démarche nécessaire à dix-huit mois des élections présidentielles ;
– si l’actuelle administration incarne pleinement le courant néo-conservateur, celui-ci domine en fait le parti républicain depuis les années 80 et c’est ce même parti qui prédomine au Congrès depuis près de 20 ans. Il s’agit donc d’un mouvement de fond qui se perpétuera même si l’actuel président n’est pas renouvelé en 2004 ;
– l’affaiblissement de la Russie constitue évidemment l’une des explications de la prépondérance extraordinaire des Etats-Unis dans le monde aujourd’hui, compte tenu par ailleurs du choix stratégique du Président Poutine d’arrimer son pays à l’occident.
M. Hubert Durand-Chastel a fait état de l’hostilité croissante des dirigeants américains envers les Nations unies, et spécifiquement envers l’action du Conseil de sécurité, ce qui risque d’entraîner une volonté américaine de contourner cette institution.
M. Didier Boulaud a rappelé les « preuves » présentées au mois de janvier dernier à l’ONU par M. Colin Powell, selon lesquelles l’Irak possédait de nombreuses armes de destruction massive. Il s’est interrogé sur les réactions aux Etats-Unis mêmes, face aux difficultés à découvrir ces armes et à ce qui apparaît comme une supercherie. Puis il s’est inquiété de l’alignement de la Grande-Bretagne sur les Etats-Unis.
M. Christian de La Malène s’est interrogé sur la pérennité de l’unanimité qui règne actuellement aux Etats-Unis : s’étendra-t-elle jusqu’aux prochaines élections présidentielles d’ici dix-huit mois, et constituera-t-elle un thème de campagne pour les démocrates ?
M. Serge Vinçon a d’abord relevé que l’augmentation des crédits militaires aux Etats-Unis datait de l’année 2000, démontrant l’antériorité de la volonté américaine de distancer l’Europe dans ce domaine. Il a demandé à M. François Bujon de l’Estang si la Grande-Bretagne pourrait être l’instrument d’un rapprochement entre la France et les Etats-Unis et quel pourrait être à l’avenir le rôle de l’OTAN dans la stratégie américaine.
M. André Dulait, président, a rappelé l’opposition manifestée par la Turquie aux demandes américaines d’intervenir à partir de son territoire en Irak, et s’est interrogé sur les conséquences de cette attitude.
Mme Danielle Bidard-Reydet a estimé que le reproche fait à la France d’avoir pris la tête du vaste mouvement hostile à la guerre en Irak constituait finalement une reconnaissance de l’efficacité de la diplomatie française. Elle s’est enquise de la perception, par l’opinion publique américaine, de l’évolution de la situation en Irak, en Arabie saoudite ainsi qu’au Proche-Orient, doutant à cet égard que l’administration Bush obtienne effectivement l’arrêt de la colonisation et le retrait des troupes israéliennes des territoires palestiniens.
M. Jean-Pierre Masseret s’est interrogé sur l’existence d’un débat, aux Etats-Unis, sur leur rôle dans le monde. Il s’est demandé si le président Bush avait la capacité et la volonté d’exercer les pressions nécessaires sur le premier ministre israélien pour l’application de la « Feuille de route ».
M. André Rouvière a souhaité savoir quelle était la portée réelle du sentiment anti-français. Il a en effet souligné que les menaces de boycott n’ont pas empêché des entreprises françaises de remporter tout récemment des marchés aux Etats-Unis. Il s’est enfin interrogé sur l’existence, parmi la population, d’une inquiétude envers la situation économique du pays.
Mme Paulette Brisepierre s’est interrogée sur le pays qui pourrait devenir, dans un proche avenir, la prochaine cible de la stratégie américaine.
En réponse, M. François Bujon de l’Estang a apporté les éléments suivants :
– la France a toujours pensé que l’Irak s’efforçait de se doter d’armes de destruction massive et disposait sans doute de stocks, en particulier dans les domaines biologique et chimique, et ce sentiment faisait d’ailleurs l’objet d’un consensus international. La difficulté à mettre à jour des stocks de telles armes est une source de préoccupation aux Etats-Unis. Elles ont sans doute été détruites ou habilement dissimulées par le régime de Saddam Hussein ;
– il n’y a pas d’unanimité en Grande-Bretagne sur la crise irakienne. C’est la conviction d’une communauté de destin entre les Etats-Unis et son pays qui explique la volonté de Tony Blair de s’aligner sur la politique américaine. Le Premier ministre britannique aurait préféré que l’ONU soit le cadre de l’action militaire en Irak ; il était parvenu, à l’automne dernier à convaincre le président américain d’inscrire sa démarche dans le cadre de l’ONU. La Grande-Bretagne constitue sans doute aujourd’hui le meilleur canal pour tenter de resserrer les relations entre la France et les Etats-Unis ;
– l’unanimisme américain actuel souffrirait certainement d’une dégradation de la situation en Irak. Beaucoup d’Américains étaient, en fait, hostiles à la guerre, mais le réflexe « patriotique » a été tel que toute dissension s’est vite trouvée réduite au silence ;
– les contacts réguliers franco-américains se poursuivent dans le cadre d’un calendrier de travail normal. Le dialogue reprendra, tant dans le cadre de la discussion en cours du projet de résolution sur l’après-guerre en Irak, lié à l’échéance, le 3 juin prochain, du programme pétrole contre nourriture, que dans celui de la préparation du G8, mais aussi des négociations sur la « Feuille de route » et de la lutte contre le terrorisme ;
– l’OTAN constitue certes, pour les Etats-Unis qui y exercent une influence dominante, une enceinte internationale plus commode que l’ONU. La vraie question est celle de l’avenir de l’OTAN, entre celui d’une organisation régionale ou d’un instrument de projection dans n’importe quel endroit du monde. La vision américaine de l’OTAN est plutôt celle d’une « boîte à outils » disponible pour des opérations militaires ;
– les relations américano-turques font partie des « dommages collatéraux » de la crise irakienne, et ont souffert de cet épisode ;
– en Irak, les Etats-Unis découvrent la situation d’après-guerre « au jour le jour ». Les illusions initiales d’un accueil favorable de la population irakienne ont fait place à une situation complexe, et aux nombreuses difficultés, que la France avait d’ailleurs prévues, de la reconstruction politique et économique du pays et dont les conséquences ont déjà été tirées avec le changement de l’équipe d’administration intérimaire ;
– le 11 septembre 2001 a marqué une profonde rupture de confiance entre l’Arabie saoudite et les Etats-Unis. Ceux-ci accusent de « double jeu » le régime saoudien et lui reprochent son laxisme à l’égard du financement d’organisations islamistes ;
– la « Feuille de route » montre que les Etats-Unis ont renoncé à la passivité qui était la leur, depuis deux ans, sur la question israélo-palestinienne, ce qui est en soi un élément très positif. On ne peut cependant qu’être sceptique sur la volonté du président américain d’exercer les pressions nécessaires sur le gouvernement israélien ;
– le débat sur les causes de la « haine » dont les Etats-Unis pouvaient être l’objet et que les attentats du 11 septembre 2001 ont tragiquement illustrés a été rapidement escamoté dans les médias. L’idée a prévalu qu’aucun débat n’était souhaitable sur les raisons d’actions terroristes que l’on considère évidemment comme injustifiables ;
– en temps « normal », le sentiment anti-français est surtout perceptible sur la côte Est des Etats-Unis et dans la région de Los Angeles. Il est surtout le fait des élites, des intellectuels ou des médias. En période de crise, comme le montrent les événements récents, ce sentiment est vite partagé dans les milieux très populaires. Il est probable que la fragilité de l’image de la France est également liée à l’absence outre-Atlantique de communauté « ethnique » franco-américaine. Sur la scène internationale et historiquement, la France et les Etats-Unis sont deux pays convaincus d’avoir un message universel à délivrer au monde. Cette vocation « messianiste » partagée ne souffre guère la rivalité ou la concurrence : ce phénomène est sans doute à la racine des frictions chroniques entre la France et les Etats-Unis.