Opinion

Europe-Ukraine, le difficile Pas de Deux.

Des drapeaux européens étoilés flottent sur la place Maïdan, au coeur de Kiev, aux côtés du drapeau ukrainien, reflétant ainsi le rôle central qu’aura joué l’Union Européenne dans la grave crise de régime qui secoue ce pays depuis novembre dernier. Mais cette place de choix est en un sens paradoxale. L’Europe est au centre du débat, mais elle ne détient pas les clefs de l’avenir de l’Ukraine : celui-ci dépend évidemment des Ukrainiens en premier lieu, mais aussi de quelques autres acteurs essentiels, la Russie bien sûr, mais aussi les Etats-Unis plus lointains, et sans doute la communauté financière internationale conduite par le FMI.

Quatre remarques simples sur l’UE et l’Ukraine.

1 – L’Europe aura été pour beaucoup dans l’accélération du processus de crise qui a conduit au dénouement provisoire que représente la destitution du président Yanoukovitch. La triple visite à Kiev des ministres des affaires étrangères allemand, français et polonais, le 20 février, aura permis de mettre fin à la répression et de signer avec M. Yanoukovitch un accord de sortie de crise, en réalité mort-né puisque rejeté par la foule de Maïdan dès sa conclusion, mais qui aura clôturé la phase de confrontation violente. L’Europe n’aura donc pas mis un terme à la crise, mais elle aura au moins contribué à précipiter la fin abrupte de l’ère Yanoukovitch. Juste retour des choses, puisque c’est précisément le rejet par celui-ci de l’accord d’association proposé par l’UE qui aura précipité le conflit dont il est pour l’instant la plus illustre victime.

2 – Pour autant, l’Europe ne doit pas être présentée comme le vainqueur de cette crise. Bien sûr, celle-ci a été déclenchée par la décision de Yanoukovitch, à la veille du sommet du « partenariat oriental » de Vilnius, de rejeter l’accord d’association avec l’UE pour lui préférer un accord avec la Russie, assorti d’un offre d’aide financière de 15 milliards de dollars, cédant ainsi à la surenchère de Poutine. Mais l’enjeu européen, pour important et profondément symbolique qu’il ait été, n’aurait pas suffi à lui seul à jeter dans les rues des dizaines de milliers d’Ukrainiens, bravant jour après jour pendant près de trois mois le froid, les intempéries, et les exactions des forces de l’ordre. Il aura constitué le déclencheur, le catalyseur d’une crise qui couvait depuis longtemps déjà, mais avait d’autres causes. La foule de Maïdan réclamait certes le droit de rejoindre l’Europe. Mais elle manifestait surtout pour réclamer la liberté, la démocratie, et l’état de droit, clamant son rejet absolu de la corruption, du clientélisme, du gangstérisme au pouvoir avec Yanoukovitch, sa famille et son clan. En ce sens Maïdan ressemblait à Tahrir. La fuite de Yanoukovitch, elle, l’assimile aujourd’hui à un Ben Ali  ou à un Moubarak qui aurait fait tirer sur son peuple. Le droit de s’associer avec l’Europe était bien sûr au premier rang des revendications de la foule soulevée : mais le ras-le-bol venait de plus loin.

Au demeurant, l’Union Européenne n’est pas exempte de reproches, ni de responsabilités dans le rejet dont a fait l’objet l’accord d’association. Elle n’était guère unie dans son soutien au « partenariat oriental », qui a longuement cheminé dans les méandres bureaucratiques de Bruxelles et n’a jamais capté avant Vilnius l’intérêt des dirigeant européens, ni la lumière des medias. Seules, l’Allemagne, la Pologne surtout, mais aussi les pays baltes et les Européens de l’Est y ont prêté l’attention qu’il méritait. La France, les yeux rivés sur le Mali, la RCA, le Maghreb, la Syrie ou l’Iran, y était largement indifférente, à l’instar des autres  pays de l’Europe méditerranéenne ou du Royaume-Uni. L’absence d’une quelconque politique russe de la part de l’Europe n’aura pas non plus aidé, et l’absence d’un vrai dialogue avec Moscou s’est fait sentir. Sur le plan technique même, les institutions de Bruxelles n’ont pas su assortir l’accord d’association d’un volet financier attrayant. Et la surenchère « droit de l’hommiste » des Allemands et des Scandinaves a achevé d’effaroucher Yanoukovitch : en assortissant la conclusion de l’accord d’une exigence non seulement d’élargissement, mais d’amnistie de Ioulia Timochenko, les dirigeants de l’UE demandaient à l’autocrate ukrainien de signer  son propre arrêt de mort, puisqu’il aurait ainsi remis en selle une ennemie qui n’aurait pas manqué de lui rendre, à la première occasion, la monnaie de sa pièce. Il ne pouvait accepter de telles conditions. On ne pouvait mieux aider Poutine à faire prévaloir ses arguments.

3 – Toutefois, la suite aura abondamment mis en valeur le soft power de l’Europe. Celle-ci aura incarné aux yeux des manifestants ukrainiens une sorte d’idéal, l’état de droit, de liberté, l’égalité des chances auxquelles ils aspirent. La corruption foncière et chronique du système post-communiste de Kiev aura constitué un parfait repoussoir à tout ce qu’incarne cette Europe pourtant tant décriée par beaucoup de ses citoyens, qui ne mesurent pas ce qu’ils lui doivent. Les Ukrainiens, eux, parce qu’ils en sont privés, en apprécient pleinement le prix.

4 – Il reste aujourd’hui aux Européens à s’efforcer d’aider vraiment les Ukrainiens à réaliser leurs aspirations à un régime plus libre, plus juste, et plus ouvert sur l’Europe et le monde occidental. Ce ne sera pas facile, et les embûches sont légion. Les dirigeants européens doivent se concerter étroitement pour d’abord entreprendre un dialogue sérieux avec Moscou sur l’avenir de l’Ukraine, qui ne peut se concevoir sans un lien fort avec la Russie (cinq siècles d’histoire le rappellent), mais aussi, et à travers l’Ukraine, sur le développement des nécessaires rapports de coopération entre la Russie et l’Europe. Ils doivent ensuite s’efforcer de jouer un rôle central dans la mise sur pieds du dispositif international qui doit, avec le concours de la Russie, des Etats-Unis et du FMI,  venir en aide à l’Ukraine et écarter le spectre de sa faillite économique. Ils doivent enfin se garder d’interférer avec le processus politique de transition qui doit mener aux élections prévues pour le 25 mai, et notamment traiter avec doigté et clairvoyance la variable Timochenko. L’ex-héroïne de la révolution orange a certes porté les espoirs de 2004, mais est aujourd’hui  surtout l’incarnation des désillusions qu’a fait naître cette révolutions manquée. Les foules de Maîdan réclament un avenir, pas un retour au passé. On peut regretter qu’elles n’aient pas fait émerger de nouveaux leaders. Ce n’est pas une raison pour se tourner vers ceux qui, en les décevant, ont abouti à pérenniser un système aujourd’hui failli, condamné et universellement rejeté.