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Sept jours après le Super Tuesday du 1er mars, quatre nouveaux États sont appelés aux urnes ce mardi 8 mars. L’archipel d’Hawaï, l’Idaho, le Michigan et le Mississippi désigneront au total 388 délégués. Côté républicain, si Donald Trump a pour l’instant remporté 12 victoires sur 20 possibles, son rival Ted Cruz, champion de la droite religieuse, reste dans la course. Côté démocrate, Hillary Clinton, qui a remporté les primaires dans les États du Sud, en Alabama, Louisiane et Tennessee, est toujours opposée au sénateur du Vermont Bernie Sanders.
À une semaine d’un autre rendre-vous électoral majeur (les primaires du 15 mars en Floride, Illinois, Missouri, Caroline du Nord et Ohio), le diplomate François Bujon de l’Estang, ancien ambassadeur de France aux États-Unis, dresse l’état des lieux d’une campagne dans laquelle tout reste encore à faire.
Revue des Deux Mondes – Le Super Tuesday qui s’est tenu le 1er mars a donné une longueur d’avance à Donal Trump et Hillary Clinton dans la course à l’investiture pour la présidentielle. Se dirige-t-on vers un duel Trump-Clinton ?
François Bujon de l’Estang – Un petit rappel historique avant de vous répondre : le Super Tuesday a été inventé par les deux partis, démocrate et républicain, dans les années 1980 pour concentrer un certain nombre d’élections sur une seule date afin d’éliminer les candidats extrêmes ou du moins indésirables. Mais pour cette année 2016, on pourrait dire que cela n’a pas marché. Certes nous y voyons désormais plus clair après cette étape clé : Hillary Clinton et Donald Trump ont gagné chacun 7 États sur 12 et ont, par conséquent, creusé l’écart avec leurs poursuivants respectifs, à un point tel qu’ils apparaissent aujourd’hui difficilement rattrapables. Nous nous dirigeons donc vraisemblablement vers un duel Trump-Clinton. Mais on ne peut pas dire que l’affaire soit pliée pour autant, ni que le Super Tuesday ait vraiment accompli sa mission dans la mesure où il n’a éliminé personne.
Revue des Deux Mondes – À commencer par le démocrate Bernie Sanders…
François Bujon de l’Estang – Bernie Sanders reste en effet en piste et continue de lutter. Il dispose d’un bon trésor de guerre. Sa campagne de levée de fonds, menée principalement à la télévision en demandant aux jeunes de payer entre un et cinq dollars, fonctionne très bien et lui permettra de continuer le combat pendant encore quelque temps.
Sa présence dans la course à l’investiture est loin d’être inutile. Il parle un langage de gauche, un langage socialiste (c’est le mot qu’il utilise lui-même pour se présenter) qui est inhabituel aux États-Unis et surtout très intéressant dans le débat. Cela risque de contraindre Hillary Clinton à mener une campagne plus à gauche pour récupérer les électeurs de Bernie Sanders, et notamment les jeunes.
L’écart finira inévitablement par se creuser et le sénateur du Vermont se ralliera tôt ou tard à sa rivale démocrate. Mais sa candidature aura eu le mérite d’imposer dans le débat un certain nombre de thèmes sur lesquels Hillary Clinton devra prendre position. Un exemple : la gratuité des études universitaires. La candidate a fait une proposition qui va dans ce sens (avec un financement partiel qui passerait par une augmentation des bourses) mais qui reste beaucoup moins ambitieuse que les propositions faites par Bernie Sanders. Si celui-ci se rallie, Hillary Clinton sera amenée à gauchiser son discours sur plusieurs points. La candidature du sénateur du Vermont aura eu en ce sens plus de valeur qu’une simple candidature de témoignage.
Revue des Deux Mondes – Les commentateurs de la vie politique américaine accordaient, jusqu’à il y a quelques semaines, beaucoup de crédit au candidat républicain Marco Rubio. Aujourd’hui, celui-ci est distancé par Donald Trump. Qu’est-ce qui explique le succès de l’homme d’affaires depuis le début de ces primaires ?
François Bujon de l’Estang – Donald Trump a rencontré beaucoup de succès en faisant campagne ouvertement contre l’establishment washingtonien et celui du parti républicain. Ce faisant, il horrifie toute une série de grandes personnalités de ce parti, qui vont tout tenter pour faire dérailler sa candidature. Mais pour y parvenir, ils auront besoin de se rassembler autour de quelqu’un, un anti-Trump crédible, et d’inventer ainsi une alternative.
De ce point de vue, le Super Tuesday n’a pour l’instant pas rempli son rôle : il y avait cinq candidats républicains à l’entrée, et il y en a toujours cinq à la sortie. Cette situation cause deux inconvénients pour Donald Trump : cela disperse d’abord une partie des voix, et surtout cela laisse en lice deux ou trois candidats républicains autour desquels pourrait se créer une coalition pour le faire dérailler.
Qui pour mener cette coalition ? Marco Rubio, le sénateur de Floride et favori de l’establishment républicain, est en fait très à droite. Au moins autant que son concurrent Ted Cruz qui bénéficie du soutien du Tea Party, frange la plus conservatrice, et des églises évangélistes. Le moment de vérité pour Marco Rubio viendra le 15 mars, à l’occasion des primaires en Floride. Il devra gagner cet État pour rester dans la course. Or les sondages sont pour l’instant favorables à Donald Trump, à qui ils donnent 20 points d’avance… Si Marco Rubio ne gagne pas la Floride, sa candidature est morte.
Mais il ne faut pas oublier un troisième candidat chez les républicains modérés : le gouverneur de l’Ohio, John Kasich. Toujours à la traîne lors des primaires, il a l’espoir de gagner dans son État et dans le Michigan. Or ces deux territoires sont déterminants : s’il remporte tous les délégués dans ces deux États, alors il deviendra une sorte de faiseur de roi potentiel et essaiera de tenir jusqu’à la convention républicaine qui se tiendra à Cleveland fin juillet. C’est le scénario espéré par un grand nombre de républicains modérés, qui y trouveraient un pôle de regroupement anti-Trump et se donneraient alors comme but de guerre de parvenir à une nomination négociée lors de la convention.
Revue des Deux Mondes – Le « tout sauf Trump » s’organise donc. Le parti républicain s’y prend-il à temps ?
François Bujon de l’Estang – Leurs caciques auraient dû s’y prendre plus tôt, mais en réalité ils n’ont surtout jamais réussi, jusqu’à présent, à monter un véritable piège anti-Trump. Au départ, tout le monde pensait que sa candidature était un peu folklorique et allait s’évanouir au fil des mois. Pas du tout ! Donald Trump est un candidat désormais crédible qui franchit les obstacles les uns après les autres.
Le problème pour le parti républicain réside désormais dans le fait que Donald Trump est un candidat anti-establishment. Or plus l’establishment va tenter de monter une machine de guerre contre lui, plus il sera en mesure de le dénoncer et plus son électorat sera convaincu que c’est décidément l’establishment l’ennemi.
À ce premier obstacle s’ajoute le constat que Donald Trump n’est pas du tout un candidat républicain classique, dans la mesure où ce qu’il défend n’est pas le point de vue habituel du parti républicain. Ce dernier est traditionnellement contre le Big Governement, contre Washington, en faveur du laisser-faire, de la libre entreprise et du libéralisme. Donald Trump est au contraire étatiste, interventionniste, protectionniste et non libre-échangiste (il veut par exemple taxer les produits mexicains et chinois, abolir l’accord de partenariat trans-pacifique et même l’ALÉNA, l’accord de libre-échange nord-américain). On est là très loin de la doxa républicaine.
Revue des Deux Mondes – À qui s’adresse Donald Trump ?
François Bujon de l’Estang – Je pense qu’au fond de lui, Donald Trump n’est pas un républicain. Il faut plutôt le présenter comme un national-populiste. Son slogan « Make America great again » a une forte résonnance nationaliste, patriotique, voire chauvine et populiste.
Lorsqu’on analyse les résultats des dernières élections présidentielles américaines, on voit que Barack Obama doit largement sa victoire au fait qu’il a emporté le vote des femmes, des jeunes et des minorités (afro-américaine, hispanique, asiatique…). Ceux qui avaient voté pour les républicains étaient donc, en règle générale, des hommes, blancs, appartenant à une génération plus âgée. C’est à ces gens-là que s’adresse précisément Donald Trump : des Américains blancs, de sexe masculin, plutôt défavorisés, ou qui en tout cas n’ont pas bénéficié des fruits de la croissance de ces dernières années.
Mais la principale différence entre Donald Trump et les autres candidats républicains tient à ce que, s’il est élu, Donald Trump jouera peut-être la carte du rassembleur, comme il a semblé l’indiquer dans sa déclaration au soir du Super Tuesday. S’il arrive en position de responsabilité, il est capable de se montrer parfaitement pragmatique et de faire oublier beaucoup des outrances de sa campagne. En revanche, si nous avons à sa place un idéologue furieux comme Ted Cruz, l’exercice du mandat pourrait être radicalement différent et peut-être même plus dangereux encore.
Revue des Deux Mondes – Que peut-il arriver à Hillary Clinton dans les mois à venir ? Qu’est-ce qui pourrait l’empêcher d’accéder à la Maison Blanche ?
François Bujon de l’Estang – Hillary Clinton cultive la trajectoire traditionnelle des candidats démocrates : elle s’appuie sur les minorités, aura le vote des femmes… Le vote des jeunes est en revanche moins certain. Ces derniers sont pour le moment attirés par Bernie Sanders. Mais en bonne logique, et s’il ne survient pas d’évènement extraordinaire, Hillary Clinton devrait être largement élue à la convention démocrate puis accéder à la Maison Blanche, si elle est opposée à Donald Trump. Même si ce dernier est capable de s’en prendre à elle d’une façon redoutable.
Mais dans l’équipe démocrate, on a l’air aujourd’hui plutôt satisfait d’avoir Trump comme adversaire, avec le sentiment que celui-ci se desservira par ses propres outrances. Son coté « télé-réalité » peut certes plaire à toute une frange très anti-Washington qui représente une grande partie de son électorat. Mais beaucoup disent que, s’il est investi, Donald Trump pourrait connaître le même sort que Barry Goldwater en 1964. Ce sénateur d’extrême-droite, venu d’Arizona, avait été désigné par les républicains pour faire face à Lyndon Johnson avant d’être écrasé comme jamais lors de l’élection. Un scénario à la Goldwater n’est pas impossible concernant Trump, dans la mesure où de nombreux représentants de l’establishment républicain le détestent et pourraient soit voter pour Hillary Clinton, soit ne pas voter du tout. Ce scénario s’appliquerait sans doute aussi à un Ted Cruz.
Beaucoup, parmi les républicains modérés, estiment aussi que l’un des grands dangers de Donald Trump, s’il est désigné candidat, serait qu’il provoque chez de nombreux électeurs centristes un mouvement de rejet. À tel point que ceux-ci, aux élections de renouvellement d’un tiers du Sénat qui auront lieu en même temps que la présidentielle, risqueraient d’élire une majorité démocrate.
Revue des Deux Mondes – L’éventuelle candidature de Michael Bloomberg, qui planait il y a encore quelques heures sur la campagne, aurait-elle pu représenter une menace pour ces candidats à l’investiture ?
François Bujon de l’Estang – Si Hillary Clinton est élue, il s’agira d’un mariage de raison. Depuis plus de 20 ans, elle a été secrétaire d’État, sénatrice de New York, épouse du président… On a fait le tour de sa personnalité. Sa campagne est très raisonnable, mais peu enthousiasmante. Michael Bloomberg aurait pu en cela créer l’effet de surprise et bouleverser la donne. Mais il vient d’annoncer qu’il ne se présenterait pas. À huit mois de l’élection, rien n’est encore joué.