Chronique diplomatique
TENSIONS ET PERILS DANS LE PACIFIQUE NORD
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François Bujon de l’Estang
Revue des Deux Mondes, Juin 2013
La Corée du Nord est sans doute le premier État au monde à faire l’expérience d’une dictature dynastique. La famille du fondateur de cette étrange démocratie populaire, Kim Il-sung, mort en 1994 et aujourd’hui déifié, règne en effet depuis près de soixantedix ans sur ce pays famélique, surarmé et ultranationaliste, devenu depuis la fin de la guerre froide une complète survivance, et un véritable conservatoire du paléo-stalinisme.
L’avènement en décembre 2011, à la mort de Kim Jong-il, fils et successeur de Kim Il-sung, du petit-fils Kim Jong-un a marqué l’arrivée au pouvoir, sans précédent dans le monde moderne, de la troisième génération de cette insolite famille régnante. Âgé de 28 ans, et dépourvu bien sûr de toute expérience de gouvernement, Kim Jong-un incarnait une énigme. Ce fils cadet de Kim Jong-il, élevé pour partie en Suisse, allait-il se montrer plus ouvert sur le monde et faire évoluer le régime ? Ou allait-il au contraire se révéler le jouet de ces militaires à casquette ronde qui l’entourent sur toutes les photographies ? Comment allait-il s’affirmer ? Allait-il marquer une rupture ou traduire la continuité ?
Les premiers quinze mois de son règne ne permettent pas de répondre aux questions qui touchent à sa personnalité ni à sa marge de manœuvre au sein d’un régime dont il est peut-être le prisonnier autant qu’il en est le leader apparent. Mais ils apportent une réponse claire à la question de l’orientation choisie : c’est celle de la continuité, et de la surenchère. La Corée du Nord du Kim Jong-un se situe dans le droit-fil de l’héritage reçu de son père et de son grand-père. Elle s’affirme plus que jamais autoritaire, autarcique, militariste, farouchement nationaliste et, lancée à pleine vitesse sur la voie de la prolifération nucléaire et balistique, se montre désormais résolument menaçante.
Comme s’il se préoccupait en priorité d’asseoir sa légitimité aux yeux de la clique militaire qui tient le pays en main, le jeune héritier a d’abord procédé, au prétexte de mettre en orbite un satellite sans doute rudimentaire et peut-être imaginaire, au tir expérimental, en décembre 2012, d’une fusée de portée intercontinentale, qui a fait long feu avant de s’abîmer en mer. Ignorant les manifestations unanimes de réprobation de la communauté internationale, il a en-suite déclenché le 12 février dernier un troisième essai nucléaire qui a particulièrement inquiété. Les services occidentaux qui ont analysé cette explosion en ont tiré la conclusion que les Nord-Coréens cherchaient à progresser dans la voie de la miniaturisation d’un explosif sans doute destiné à équiper dans l’avenir des missiles à longue portée. La charge explosive de ce troisième essai serait en outre à base d’uranium enrichi, ce qui démontrerait que la Corée du Nord a réussi à domestiquer la technologie de la centrifugation, développée clandestinement, qui prendrait ainsi la relève de la production du plutonium à l’origine des deux premiers essais.
La réprobation est devenue cette fois-ci plus vigoureuse encore. Pékin a condamné cet essai presque aussi sévèrement que Washington, Tokyo et Séoul : les Chinois, qui se sont posés au cours de ces dernières décennies en protecteurs du régime nord-coréen, ont vu cette fois tous leurs appels à la modération bafoués, et manifestent ouvertement leur dépit et leur mécontentement. Dans les jours qui ont suivi cette troisième explosion nucléaire, le Conseil de sécurité des Nations unies a voté à l’unanimité, donc avec les voix de la Chine et de la Russie, une résolution condamnant Pyongyang et édictant de nouvelles sanctions contre la Corée du Nord.
Loin de calmer les Nord-Coréens, cette vigoureuse levée de boucliers et cette démonstration d’unanimité semblent les avoir stimulés, et engagés plus avant encore sur la voie de la surenchère belliciste. Pyongyang a tout d’abord menacé les États-Unis d’une guerre thermo-nucléaire, et la Corée du Sud d’anéantissement. Américains et Sud-Coréens ont rétorqué en procédant, au mois de mars, à des manœuvres conjointes mettant en jeu des moyens navals et aériens considérables, faisant notamment apparaître pour la première fois dans le ciel coréen des bombardiers furtifs B-2. Le message est clair : ceux-ci possèdent non seulement la caractéristique d’échapper aux radars, mais sont seuls susceptibles de transporter les bombes de près de 14 tonnes dites bunker blasters qui peuvent détruire des installations souterraines à grande profondeur. Les menaces et les rodomontades de Pyongyang sont alors devenues stridentes. La Corée du Nord a successivement déclaré qu’elle était en état de guerre et ne reconnaissait plus les termes de l’armistice de 1953, coupé le téléphone rouge qui reliait Pyongyang à Séoul, fermé la zone industrielle commune de Kaesong établie conjointement avec la Corée du Sud à la frontière, mis ses forces en état d’alerte maximum et est allée jusqu’à déclarer qu’elle ne garantissait plus la protection des ambassades étrangères installées dans les deux capitales. Elle a enfin transféré sur sa côte est deux missiles Musudan à moyenne portée (trois mille kilomètres) qui menacent la Corée du Sud, le Japon et Guam.
Le monde médusé et inquiet attendait quelque initiative spectaculaire pour le 15 avril, jour anniversaire de la naissance de Kim Il-sung – tir de missile ou nouvel essai nucléaire, qui aurait permis au jeune leader nord-coréen de proclamer la victoire et peut-être d’amorcer une désescalade. Rien ne s’est produit, à part la poursuite du bruit de fond de la propagande guerrière nord-coréenne, qui, elle, éructe inlassablement ses invectives. La tension reste aiguë et l’inquiétude s’est installée dans toutes les capitales de la région.
Celles-ci réagissent toutefois de façon variable. Séoul s’évertue ainsi à conserver son sang-froid. La nouvelle présidente de la Corée du Sud, Mme Park Geun-hye, fille de l’ancien dictateur Park Chunghee, très tôt mise à l’épreuve puisqu’elle n’a été élue qu’à l’automne 2012, semble toutefois plus encline que ses prédécesseurs à la fermeté vis-à-vis du Nord, qui a du coup dénoncé le jour même de son investiture, le 25 février dernier, « le froissement venimeux de sa robe ». À Tokyo, les autorités japonaises s’inquiètent ouvertement, et l’opinion débat avec une vigueur croissante de réarmement. À Pékin, les dirigeants, impuissants et frustrés, sont manifestement furieux, et une controverse semble en cours en leur sein sur l’attitude
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à adopter envers leur turbulent protégé. Moscou se tait. Washington, de son côté, réagit avec mesure, mais la diplomatie américaine est préoccupée par une situation qu’elle juge sérieuse, et s’efforce de doser avec exactitude mises en garde et ouvertures.
un climat de grande tension
Cette crise, en dépit de ses aspects caricaturaux et de l’outrance ubuesque dont fait preuve le néophyte au pouvoir à Pyongyang, est en fait d’autant plus inquiétante qu’elle intervient dans un climat de grande tension dans toute l’Asie du Nord-Est.
L’origine exacte de cette atmosphère nouvelle n’est pas aisée à déterminer. Ce climat s’est établi progressivement au fil des années qui ont vu s’affirmer la puissance économique de la Chine et ont correspondu à la stagnation corrélative de l’économie japonaise. C’est à l’évidence le poids nouveau de la Chine qui bouleverse la donne en Asie. Il s’agit d’abord et avant tout de son poids économique : des années de croissance à deux chiffres ont transformé à très grande vitesse ce pays de plus d’un milliard d’habitants et ont éveillé en lui une soif d’énergie et de matières premières qui le pousse, pour la première fois depuis des siècles, à projeter sa puissance au-delà de ses frontières. Mais depuis quelques années les dirigeants chinois, qui s’évertuaient il y a peu de temps encore à l’humilité, changent d’attitude. La fierté revenue avec la prospérité et le développement se traduit souvent par de l’arrogance, et la Chine depuis deux ou trois ans s’affirme comme une grande puissance et révèle des ambitions qui ne sont pas seulement économiques.
La Chine développe ainsi un effort d’armement important, et a accru considérablement son budget de défense, qui a atteint le chiffre de 130 milliards de dollars en 2011. Ce chiffre reste évidemment très en dessous de celui du budget militaire des États-Unis, six fois supérieur. Mais il est le double ou plus de celui de la Russie, de la France et du Royaume-Uni, et semble devoir croître encore dans les années qui viennent. La Chine, qui maintient 2 285 000 hommes sous les armes, achève actuellement la construction d’un porte-avions, construit destroyers et frégates, développe une flotte de sous-marins, se dote de missiles terremer et mer-mer, et accroît ses moyens aériens. Cet effort très visible se double d’une affirmation de la puissance chinoise dans le Pacifique et d’une revendication de souveraineté tous azimuts en mer de Chine du Sud. Les incidents navals se sont multipliés au cours de ces dernières années, et sont venus souligner avec éclat les contentieux territoriaux que la Chine entretient avec nombre de ses voisins : sur les îles Senkaku (Diaoyu pour les Chinois) avec le Japon, les îles Paracel avec le Viêt Nam ou les récifs de Scarborough avec les Philippines. Un autre contentieux territorial concerne les îles Spratly, revendiquées aussi bien par la Chine que par le Viêt Nam, la Malaisie et Brunei.
Il n’est pas étonnant dans ces conditions que, de plus en plus inquiets de l’ombre portée de la Chine et de ses menées maritimes, les alliés des États-Unis se tournent vers ceux-ci pour réclamer leur appui. Ils souhaitent obtenir des réassurances sur la permanence de la présence militaire américaine dans la région, et sur l’appui de Washington en cas de conflit. Jusqu’à présent, les États-Unis se sont gardés d’intervenir ou de prendre parti dans les différends territoriaux qui opposent la Chine et ses voisins : ils se bornent à prôner le dialogue, à recommander le recours au compromis ou à l’arbitrage, et assurent leurs alliés de leur soutien indéfectible. Il est significatif que Mme Clinton, alors secrétaire d’État, ait consacré toute la première partie de son désormais célèbre article doctrinal de la revue Foreign Policy, en octobre 2011, sur le « pivotage » de la stratégie américaine vers l’Asie-Pacifique, à réaffirmer avec force les engagements militaires contractés par les États-Unis dans leurs traités d’alliance avec leurs divers alliés asiatiques, au premier rang desquels le Japon et Taïwan. La question n’est pas académique : les îles Senkaku par exemple, dont les États-Unis ont rétrocédé la souveraineté au Japon en 1972, sont incluses de ce fait dans le territoire japonais garanti par le traité de sécurité entre les deux pays, et les États-Unis ne pourraient pas se permettre de ne pas venir au secours du Japon si elles venaient à être attaquées ou occupées par les forces chinoises. L’énoncé de la doctrine américaine du « pivot » a donc d’abord et avant tout cette signification : l’administration Obama proclame hautement sa volonté de demeurer une puissance du Pacifique, d’y renforcer la présence des États-Unis et d’y garantir la sécurité de ses alliés.
une montée générale des nationalismes
Ces tensions se développent sur une toile de fond qui est celle de la montée générale des nationalismes dans la toute la région. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre paradoxe de cette ère nouvelle : alors que la mondialisation fait de plus en plus sentir ses effets, et que l’interdépendance des différentes économies ne cesse de s’accroître, une fièvre nationaliste monte dans chacun de ces pays.
Ce phénomène est très évident en Chine. Jusqu’à présent les autorités chinoises s’évertuaient à conserver un profil relativement modeste sur la scène internationale, en contraste marqué avec le poids grandissant de l’économie chinoise. La doctrine officielle est celle de la « montée pacifique » de la Chine, et du « développement harmonieux » de la puissance chinoise. Tel demeure le langage officiel. Dans tous les grands colloques et conférences aux quatre coins du monde, les porte-parole de Pékin récitent inlassablement cette antienne agrémentée de diverses variations comme par exemple, au G20, la volonté de se soustraire à l’exercice de quelque responsabilité que ce soit en matière de gouvernance mondiale. Mais si les officiels s’en tiennent à cette ligne, l’opinion publique chinoise, elle, n’observe pas cette réserve. Le comportement des Chinois à l’étranger change. Les opinions qui s’expriment sur l’Internet, pourtant étroitement contrôlé par les autorités, sont également révélatrices.
Tout se passe en réalité comme si les succès économiques de la Chine, le développement de ses activités commerciales à l’étranger et sa prospérité retrouvée avaient réveillé la fierté nationale chinoise. Les Jeux olympiques de Pékin en 2008, l’Exposition universelle de Shanghai en 2010 ont exalté la puissance nouvelle de la Chine. Cette fierté s’exprime avec d’autant plus de vigueur qu’elle traduit une revanche sur des décennies d’humiliations et d’épreuves, depuis la guerre de l’opium et les démembrements du XIXe siècle jusqu’aux traumatismes du « Grand Bond en avant » et de la Révolution culturelle, en passant par les drames de la guerre civile et les horreurs de la guerre sino-japonaise. La Chine relève la tête, brandit haut son drapeau, et manifeste des comportements clairement en décalage avec la modération de la ligne officielle exprimée par Pékin. Les pulsions de l’opinion publique sont ouvertement nationalistes.
Cette tendance s’est exprimée avec fracas dans le conflit qui oppose depuis quelque temps la Chine au Japon au sujet des îles Senkaku/Diaoyu. Le conflit a pris un caractère ouvert lorsque, soucieux en réalité d’éviter des incidents incontrôlables, le gouvernement japonais a décidé en septembre 2012 d’acheter cinq de ces îlots inoccupés à des propriétaires privés. Le gouvernement chinois s’en est vivement indigné et a dépêché des navires de guerre dans la région, déclenchant ainsi des contremesures japonaises. Le conflit est resté de part et d’autre contrôlé par les autorités, mais aurait pu mal tourner. Il a en tout cas déchaîné un déferlement de sentiments antijaponais dans l’opinion chinoise. Les appels au boycott des produits japonais et au gel des relations économiques entre les deux pays se sont multipliés, en même temps que de multiples incidents visaient les intérêts japonais et que d’énormes manifestations se déroulaient dans quatre-vingtcinq villes chinoises. Cet accès de fièvre s’est développé tout au long de l’automne 2012 et a suffisamment inquiété les autorités de Pékin, qui craignaient d’en perdre le contrôle ou même d’en faire les frais, pour que celles-ci s’emploient à y mettre fin. Apaisée depuis le début de l’année, la crise n’est pourtant pas terminée et menace de s’aggraver à tout instant.
Cet épisode aura en tout cas permis de mesurer à quel point la haine du Japon reste forte au sein des masses chinoises. Le souvenir de la guerre et de l’occupation japonaise demeure vivace. La page de la Seconde Guerre mondiale n’a pas été tournée entre les deux pays.
Au Japon, les réactions antichinoises ont été parfaitement symétriques, et se sont exprimées à satiété sur les ondes, dans les rues, sur Internet et les réseaux sociaux. Tokyo manifeste ouvertement son inquiétude devant la montée du militarisme en Chine, le poids croissant des militaires dans les organes de gouvernement du Parti et de l’État, l’activisme maritime de la Chine et la croissance de ses dépenses militaires. Le sentiment antichinois est fort dans l’opinion, et augmente en proportion du poids croissant de la Chine en Asie et dans le monde. Mais le nationalisme japonais est différent du nationalisme chinois. Il se nourrit également des humiliations du passé, mais ce n’est pas l’histoire du XIXe siècle ou le souvenir des traités inégaux qui l’alimentent. Le Japon souffre davantage dans ses profondeurs d’être maintenu par les États-Unis, ses alliés occidentaux et ses voisins asiatiques dans l’obligation d’exprimer perpétuellement sa repentance pour son rôle dans la Seconde Guerre mondiale et pour les atrocités diverses commises par les armées japonaises. Les Japonais n’en peuvent plus d’avoir à répéter sans fin leurs excuses pour ce passé qui, à leurs yeux, s’éloigne. Alors que 80 % des Japonais d’aujourd’hui sont nés après 1945 et n’ont pas de souvenirs directs de la guerre, très nombreux sont ceux qui se demandent pendant combien de temps leur pays devra se débattre dans un océan d’excuses perpétuelles et apparaître aux yeux de ses voisins asiatiques comme une marionnette des États-Unis, entièrement dépendante d’eux pour sa sécurité.
Cette exaspération chronique n’est plus souterraine, mais s’exprime de plus en plus ouvertement. Sur le plan politique, les visites au fameux temple Yasukuni, qui honore les héros de l’histoire japonaise et a recueilli les restes des quatorze criminels de guerre condamnés lors du procès de Tokyo, en sont le baromètre. Des groupes très importants de parlementaires japonais viennent de s’y rendre en pèlerinage. Ils suivent ainsi les traces de plusieurs Premiers ministres japonais qui, de Yasuhiro Nakasone à Junichiro Koizumi, s’y sont rendus au risque de faire lever bien des sourcils. Le nouveau Premier ministre, Shinzo Abe, qui a conduit le Parti libéral démocrate (PLD) à une solide victoire en décembre 2012, a été élu au terme d’une campagne ouvertement nationaliste (1). Même s’il a mis quelques bémols à la clé depuis son arrivée au pouvoir,
M. Abe, lui aussi familier du temple Yasukuni, s’est prononcé en faveur d’une révision de l’article 9 de la Constitution japonaise qui interdit à l’Archipel de disposer d’une véritable armée et ne lui accorde que le droit à des « forces d’autodéfense » qui ne peuvent donc en principe mener d’opérations à l’étranger. Il a montré à de multiples reprises ses sympathies pour les partisans d’un réarmement du Japon, et même quelques complaisances pour ceux qui vont jusqu’à préconiser que celui-ci se dote d’armes nucléaires pour faire face aux menaces nord-coréenne et chinoise. De nombreux secteurs de l’opinion s’abandonnent au révisionnisme, et prêchent la réécriture des manuels scolaires pour y substituer une narration plus japonaise des décennies 1930 et 1940 à celle dictée par l’occupant américain au lendemain de la guerre.
La Corée du Sud présente un cas de figure différent. La Corée est fière de ses accomplissements. Douzième puissance économique du monde, dotée de 50 millions d’habitants, troisième fournisseur de la Chine après le Japon et l’Union européenne, elle est devenue une vraie démocratie et incarne une success story qui inspire beaucoup d’autres pays asiatiques. Elle craint évidemment la Chine, alliée de la Corée du Nord pendant la guerre qui ravagea la péninsule de 1950 à 1953 et fit deux millions de morts. Elle redoute aussi l’aventurisme militaire de la Corée du Nord, dont elle méprise les dirigeants, mais traite avec beaucoup plus d’humanité ses 26 millions d’habitants, vus comme des « frères séparés » victimes de la dictature, de la famine et de l’oppression concentrationnaire. Elle s’en remet pour sa sécurité aux États-Unis, qui maintiennent en permanence sur son sol 30 000 soldats. Mais le ressentiment coréen s’adresse essentiellement au Japon, conquérant et colonisateur qui mit le pays du Matin-Calme en coupe réglée durant une partie du XXe siècle. La Corée ne cesse d’exiger de son voisin nippon de nouvelles manifestations de repentance à l’égard des exactions commises durant la Seconde Guerre mondiale, notamment la mise à disposition de la soldatesque japonaise de « femmes de réconfort » coréennes soumises de force au bon vouloir de l’occupant. Le Japon ne s’exécute que du bout des lèvres, et avec réticence. Là encore, la page est loin d’être tournée, et les succès de la Corée, aujourd’hui rivale du Japon sur la scène économique mondiale, n’ont nullement amoindri ses revendications ni son ressentiment.
Tel est l’univers dans lequel les États-Unis cherchent à développer leur rôle de puissance d’équilibre au sein du Pacifique. Les États-Unis ont contracté au lendemain de la Seconde Guerre mondiale de nombreux traités d’alliance et de sécurité avec le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, la Thaïlande et Taïwan. Ils sont également alliés avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ils maintiennent une forte présence militaire en Corée du Sud, à Okinawa et à Guam ; la VIIe flotte croise dans la région et y maintient plusieurs groupes de porte-avions, tandis que la IIIe flotte assure la sécurité de Hawaï et du Pacifique Sud. M. Obama a conclu l’année dernière avec le Premier ministre australien un accord qui permettra à 5 000 mille marines de stationner à Darwin. Les États-Unis poursuivent un triple but dans la région : équilibrer la puissance chinoise, conforter les alliés que celle-ci inquiète, et assurer comme partout la liberté de navigation
– une valeur essentielle dont il ne faut jamais oublier que c’est elle qui a amené l’Amérique à intervenir dans la Première Guerre mondiale. Aucune administration américaine n’avait auparavant affirmé et affiché la volonté d’une présence pérenne dans la région autant que l’administration Obama depuis l’énoncé de la doctrine du « pivot ».
un jeu diplomatique complexe
Ces nationalismes et ces rivalités de puissance déterminent, entre l’ensemble des protagonistes de la zone Asie-Pacifique, un jeu diplomatique complexe. Celui-ci s’ordonne autour de relations bilatérales, ou parfois triangulaires, aux interactions multiples.
La relation bilatérale Chine-Japon apparaît ainsi particulièrement névralgique. Sur le plan économique, elle est étroite et intense : le Japon est le premier fournisseur du marché chinois, et les relations aussi bien commerciales que financières ne cessent de se développer. Mais sur le plan politique, la relation est antagoniste. Le poids du passé, on l’a vu, demeure considérable. Le conflit des Senkaku sert aujourd’hui de catalyseur à une animosité réciproque qui s’exprime aussi sur beaucoup d’autres sujets. Il appartient aux nouveaux dirigeants chinois et au gouvernement de Shinzo Abe à la fois d’éviter des incidents qui pourraient aisément dégénérer, et de désamorcer la tension en entretenant un dialogue politique et stratégique étroit. Les deux parties doivent s’évertuer à calmer leurs opinions publiques respectives, et à faire preuve de retenue. Mais celle-ci ne suffira pas : il faut aussi que Tokyo et Pékin sachent faire preuve d’initiative dans le dialogue politique. Tel est le conseil que prodigue la diplomatie américaine aux deux parties, et singulièrement à son allié japonais. Les États-Unis savent qu’ils pourraient se trouver pris en otage dans un conflit armé, et tiennent bien évidemment à conjurer ce danger. En même temps, ils se gardent de prendre parti dans le contentieux territorial, et invitent les deux parties à rechercher une solution pacifique à leur différend.
Par-delà cette menace de conflit, il est clair que la poursuite par la Chine d’un effort d’armement important encourage tous ceux qui, au Japon, préconisent la réforme de la Constitution et l’accroissement des dépenses militaires. Le spectre d’une course aux armements se profile déjà dans le Pacifique. En outre, le Japon comme la Chine étendent leur rayon d’action et se risquent désormais en dehors de leur zone d’influence naturelle : les « forces d’autodéfense » japonaises ont ainsi fait une discrète apparition, avec l’assentiment des États-Unis bien sûr, sur le théâtre d’opérations afghan, et des navires de guerre chinois croisent régulièrement dans l’océan Indien, et participent même aux opérations internationales contre la piraterie en mer Rouge.
La dimension chinoise pèse ainsi d’un poids tout particulier sur la relation entre Washington et Tokyo. Celle-ci demeure dans l’ensemble sereine, et les États-Unis, pour apaiser le Japon, multiplient les réassurances. À dire vrai, le département d’État comme le Pentagone prisent fort peu les manifestations de révisionnisme du Japon et s’inquiètent de la renaissance du nationalisme dans l’Archipel. Ils ont éprouvé, dans la gestion de la difficile affaire du statut des forces américaines à Okinawa, la vigueur de ce sentiment. Mais les dirigeants américains pensent qu’ils peuvent parvenir à contrôler ces aspirations. Ils font aujourd’hui le diagnostic que la responsabilité leur en incombe : plus les Japonais auront le sentiment que la protection des États-Unis est bien réelle et leur est acquise, moins ils céderont aux démons du révisionnisme et du nationalisme. C’est dire que l’alliance américano-japonaise demeure un axe cardinal de la sécurité dans le Pacifique (2).
Entre la Corée et le Japon, la tension est endémique, bien que les deux pays s’appuient autant l’un que l’autre sur l’alliance avec les États-Unis, et soient confrontés aux mêmes menaces, qu’elles viennent de Chine ou de Corée du Nord. Cette tension se nourrit aussi bien de rivalités économiques que des séquelles de la Seconde Guerre mondiale ou même de contentieux territoriaux, puisqu’un différend oppose aussi Tokyo et Séoul sur la souveraineté de quelques îles et îlots en mer du Japon. Plus que les gouvernements, les opinions publiques de chacun des deux pays restent chroniquement hostiles à l’autre. Les États-Unis, là encore, veillent à ne pas se laisser entraîner dans cette sourde rivalité et prodiguent leurs assurances de protection aussi bien à Séoul qu’à Tokyo.
Il est évident que la relation bilatérale entre la Chine et les États-Unis sera de plus en plus le facteur déterminant. Elle a été jusqu’à ce jour ambiguë et malaisée. Pays manichéen entre tous, les États-Unis sont parfois prompts à voir sous les traits d’un rival ceux d’un ennemi. L’Union soviétique, jadis décrite par le président Reagan comme « l’empire du Mal », a disparu. La Russie d’aujourd’hui, si peu plaisant que soit le visage qu’elle offre sous le règne de Vladimir Poutine, n’est pas aussi redoutable, et la Russie est davantage considérée à Washington comme une source d’irritation que comme une menace. Il en va bien différemment de la Chine, dont la puissance ne cesse de s’affirmer et inquiète l’opinion et les milieux politiques américains. Ceux-ci s’enflamment à chaque nouvel incident dans la rivalité économique entre les deux pays (que l’on songe par exemple aux difficultés de Google en Chine, et aux multiples incidents sur le thème de la propriété intellectuelle), et dénoncent depuis de nombreuses années ce qu’ils considèrent comme la manipulation par les autorités monétaires de Pékin de la devise chinoise, le renminbi, maintenue selon les Américains à un niveau artificiellement sous-évalué afin de stimuler les exportations chinoises.
D’autres griefs, plus politiques, sont articulés par les États-Unis. Ceux-ci reprochent à la Chine son attitude d’ensemble sur les droits de l’homme, et particulièrement sur la répression au Tibet. Le président Obama s’est toujours montré relativement prudent sur ces sujets, mais les milieux politiques, la presse et de nombreuses ONG américaines dénoncent sans relâche les atteintes aux droits de l’homme, ce qui est très mal perçu en Chine. Sur le plan diplomatique, Washington s’irrite de la mansuétude – quand ce n’est pas de la complicité – dont Pékin fait preuve à l’égard de l’Iran, ou de ses amabilités au Venezuela d’Hugo Chavez. Mais la diplomatie américaine suit avec attention le développement constant des activités chinoises en Afrique et au Moyen-Orient, et se heurte notamment à l’alliance entre la Chine et la Russie pour éviter toute intervention des Nations unies en Syrie.
À l’inverse, l’opinion chinoise s’agace de ce qu’elle considère comme de multiples interférences américaines dans les affaires chinoises, et les autorités s’abritent derrière le principe de nonintervention pour se prémunir contre toute tentation américaine de s’immiscer dans les questions qui touchent à la souveraineté de la Chine – le Tibet, la Région autonome ouïghoure du Xinjiang, Taïwan bien sûr, ou les eaux côtières. La question de Taïwan, naguère très critique, a cependant perdu de son acuité. La défaite des indépendantistes taïwanais aux dernières élections a fait reculer le spectre d’une crise qu’au demeurant le très fort développement des relations économiques et surtout financières entre l’île et le continent rendent de plus en plus improbable. Mais les autorités chinoises ne ménagent guère les États-Unis, et l’on se souvient de l’arrogance avec laquelle le président Hu Jintao et le Premier ministre Wen Jiabao ont traité le président Obama lors du sommet sur l’environnement de Copenhague ou de sa première visite en Chine en 2009. Les relations entre les deux pays restent malaisées, méfiantes, souvent rugueuses.
Pékin comme Washington sont cependant aussi conscients l’un que l’autre de la nécessité d’entretenir un dialogue aussi dense que possible, de gérer au mieux les crises, et de développer les contacts dans les domaines encore très peu abordés en commun par les dirigeants des deux pays. Il en va ainsi, notamment, du domaine stratégique et militaire. La Maison-Blanche et le Pentagone, par exemple, s’inquiètent de l’accroissement des budgets militaires chinois mais, plutôt que de les dénoncer dans l’absolu, préfèrent déplorer l’absence de transparence dont font preuve les autorités de Pékin sur ces sujets. Des contacts d’état-major doivent se nouer entre les deux pays, l’un et l’autre conscients du fait que leurs responsables militaires doivent se parler davantage. Le nouveau président chinois, Xi Jinping, semble enclin, peut-être plus que ses prédécesseurs, à nourrir un dialogue au sommet avec son homologue américain. Ce dialogue paraît aujourd’hui plus nécessaire que jamais, et doit permettre aux relations entre les deux pays de surmonter les nombreux irritants et obstacles qui ne peuvent que se multiplier sur le chemin de leur bonne entente
– aussi bien dans le domaine commercial, monétaire et financier que sur la question des droits de l’homme.
Les autres grandes puissances ne jouent dans ce jeu diplomatique complexe qu’un rôle périphérique. C’est notamment le cas de l’Union européenne, premier partenaire commercial de la Chine mais qui semble cantonner ses ambitions au domaine économique et ne prend guère la parole sur les sujets de sécurité. C’est aussi le cas de l’Inde, qui se garde d’intervenir dans les affaires du Pacifique mais surveille avec anxiété l’évolution des relations sino-pakistanaises, et s’inquiète des ambitions militaires chinoises comme de la présence croissante de bâtiments de guerre chinois dans l’océan Indien. C’est aussi celui de la Russie, qui continue d’entretenir des relations exécrables avec le Japon, dues très largement au refus persistant de Tokyo de reconnaître la souveraineté russe sur les îles Kouriles, rendant ainsi toujours impossible, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la conclusion d’un traité de paix entre les deux pays. En revanche la Russie cajole la Chine, qu’elle souhaite associer au développement économique de la Sibérie orientale, en dépit de la menace évidente qu’y fait peser la pression démographique chinoise. La frontière sino-russe a été définitivement stabilisée, et la Chine comme la Russie souhaitent pouvoir intensifier leur commerce pétrolier et gazier. Moscou veille à maintenir avec Pékin un dialogue politique étroit à forte tonalité anti-américaine, et les deux capitales font front au Conseil de sécurité sur le thème de la non-intervention dans les conflits intérieurs.
La solution qu’il faudra bien trouver tôt ou tard à l’équation nord-coréenne permettra peut-être de clarifier cet écheveau complexe. Les choses ne peuvent en effet rester en l’état, et de nombreuses questions urgentes se posent : jusqu’où Kim Jong-un et ses généraux vont-ils pousser leurs gesticulations ? Quelle sortie de crise peut-on envisager ? Que cherche exactement la Corée du Nord ? Ces questions, aujourd’hui, ne reçoivent aucune réponse. La diplomatie américaine a longtemps considéré que seule la Chine pouvait exercer une influence véritable sur les dirigeants nord-coréens, et s’en remettait à Pékin pour brider leur aventurisme. Les développements récents viennent de démontrer l’impuissance de la Chine. Xi Jinping en a en quelque sorte pris acte lui-même en déclarant solennellement, au lendemain de l’essai nucléaire nord-coréen : « Aucun pays n’a le droit de semer le chaos dans une région et dans le monde pour des motifs égoïstes » – déclaration largement interprétée comme une condamnation sans fard de la Corée du Nord.
Mais en fait la position de Pékin demeure ambiguë. La Corée du Nord ne survit économiquement que grâce aux subsides chinois. Il serait toujours loisible aux dirigeants chinois de couper les vivres à Pyongyang, ou au moins d’en brandir la menace. Ils ne l’ont jamais fait, et ne le feront sans doute jamais. La Chine craint par-dessus tout un effondrement de la Corée du Nord, qui se traduirait non seulement par des troubles civils et un afflux de réfugiés mais pourrait également ouvrir la voie à une réunification des deux Corées sous l’égide des États-Unis. Il s’agit là d’un cauchemar pour Pékin, qui a mûrement médité les leçons de la réunification allemande et ne veut surtout pas voir se produire dans la péninsule coréenne un processus similaire, qui aboutirait à voir les forces américaines camper aux frontières de la Chine.
Washington, de son côté, souhaite dans la mesure du possible gérer cette crise conjointement avec Pékin. Le secrétaire d’État John Kerry s’est ainsi rendu dans la capitale chinoise le 14 avril dernier avant de visiter brièvement Tokyo et Séoul. À l’issue de cette visite, il a souhaité marquer une certaine ouverture en déclarant que les États-Unis seraient prêts à entamer un dialogue avec la Corée du Nord et à lui offrir une aide économique si celle-ci acceptait au préalable de démanteler ses installations et ses programmes nucléaires. Pyongyang a rétorqué en exigeant que la communauté internationale reconnaisse à la Corée du Nord le statut de puissance nucléaire avant que l’on puisse parler de quoi que ce soit. Ce sont là des positions de départ. Les cartes ont été posées sur la table. Il reste à espérer que les diplomaties de la Chine, des États-Unis et peut-être du Japon parviennent à combiner leurs forces pour trouver une solution et conjurer ainsi la menace nord-coréenne.
Si elles n’y parvenaient pas, il y aurait fort à craindre que la pour-suite de la prolifération nucléaire et balistique par la Corée du Nord ne contribue à entretenir la tension générale et à stimuler la montée des nationalismes et la course aux armements, exacerbant ainsi les rivalités dans cette partie du monde. La question de la Corée du Nord constitue ainsi un test décisif sur la capacité de la Chine et des États-Unis à assurer conjointement la sécurité et la stabilité dans la zone Asie-Pacifique et à développer une forme de partenariat autour duquel pourrait s’articuler à l’avenir un nouvel ordre international plus apaisé.
- 1. Il se trouve en outre être le petit-fils de Nobusuke Kishi, qui fut Premier ministre de 1957 à 1960, après avoir été emprisonné par les Américains au lendemain de la guerre comme suspect de crimes de guerre.
- 2. Lire sur ce point l’intéressant article de Gerald Curtis, « Japan’s Cautions Hawks », dans le numéro de mars-avril 2013 de la revue Foreign Affairs.
n François Bujon de l’Estang est ambassadeur de France. Il a été notamment conseiller diplomatique du Premier ministre de 1986 à 1988, ambassadeur au Canada de 1989 à 1991 et aux États-Unis de 1995 à 2002. Il est aujourd’hui président d’une société de conseil en stratégies internationales.