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Primaires américaines : l’affaire est-elle entendue ?

lire l’entretien sur le site de La Revue des Deux Mondes

À l’issue du nouveau Super Tuesday, Hillary Clinton est pratiquement certaine qu’elle affrontera Donald Trump en novembre prochain. L’élection présidentielle vient-elle de se jouer ? François Bujon de l’Estang revient sur les risques de division du parti républicain et les enjeux à venir.

Mardi 15 mars, cinq États étaient appelés à voter pour le deuxième Super Tuesday des primaires américaines. À l’issue de cette journée électorale, Hillary Clinton côté démocrate et Donald Trump côté républicain sont les grands vainqueurs du scrutin. L’horizon se dégage pour l’ancienne secrétaire d’État qui a fait le plein de voix dans des États clés (Ohio, Illinois), au détriment de son rival Bernie Sanders. Marco Rubio désormais hors course chez les républicains, Donald Trump conforte son avance, même si l’homme d’affaires a laissé échapper l’Ohio au profit du gouverneur John Kasich. Quelles leçons tirer de cette nouvelle étape des primaires ? Quelles conséquences pour la suite de la campagne ? La Revue fait le point avec François Bujon de l’Estang.

Revue des Deux Mondes – Le deuxième Super Tuesday qui a eu lieu ce 15 mars sonne-t-il comme une nouvelle victoire pour Donald Trump dans ces primaires ?

François Bujon de l’Estang – Donald Trump a gagné 4 États sur 5. Il a raflé un grand nombre de délégués dans les États régis par la règle du « winner takes all » (c’est-à-dire où il n’y a pas de représentation proportionnelle) comme en Floride. En revanche, il n’a pas gagné l’Ohio. En ce sens, ce nouveau Super Tuesday est pour le candidat un succès relatif.

En gagnant la Floride, il a certes éliminé Marco Rubio, qui avait les faveurs de l’establishment républicain (échouant dans son propre État, ce dernier s’est trouvé contraint de jeter l’éponge). Mais en Ohio, il s’est heurté au républicain modéré et gouverneur de l’État, John Kasich. Si ce dernier parvient à rester en piste, les caciques du parti républicain pourraient essayer de construire autour de lui le contre-feu nécessaire pour aboutir à une convention négociée (ou brokered convention) en juillet à Cleveland. C’est là la plus grande menace qui pèse à l’heure actuelle sur Donald Trump : si ses opposants au sein du parti parviennent à trouver un pôle de ralliement et à durer jusqu’à Cleveland, tout peut arriver dans une convention ouverte.

Revue des deux Mondes – Mais ces opposants sont eux-mêmes très divisés. Est-ce là une opportunité pour le candidat Trump ?

François Bujon de l’Estang – Le parti républicain est en effet complètement divisé : d’un côté, des modérés dont Kasich pourrait être le rassembleur, et de l’autre, l’extrême-droite conservatrice et religieuse que représente Ted Cruz. Donald Trump n’entre pas dans ce schéma. Il est un cas à part et les républicains en ont pleinement conscience : l’homme d’affaires s’est présenté, dans le passé, comme démocrate (ce qui grève sa légitimité aux yeux de l’establishment républicain), ses positions sont tout à fait contraires à la doctrine traditionnelle du parti républicain… On ne peut donc pas dire que Donald Trump soit véritablement un républicain, il est plutôt un national populiste.

Son succès tient au fait que Trump attire des électeurs qui, d’habitude, ne votent pas républicain ou ne votent pas du tout. Les experts estiment que, parmi les électeurs du candidat, environ 20% ne votaient jamais dans les élections primaires auparavant. Et ces votants viennent d’ailleurs de tout le spectre politique : il s’agit d’électeurs de petite ou moyenne bourgeoisie, avant tout frustrés par le fait qu’ils n’ont pas pris part aux bénéfices de la croissance depuis 15 ou 20 ans et qui rejettent en bloc la classe politique et « le système ». C’est ce qu’on appelle les Angry White Men (les « hommes blancs en colère »), c’est-à-dire une classe moyenne modeste qui déteste Washington et se sent exploitée par un système inefficace et corrompu, loin du peuple. La colère de cet électorat est très vive dans le pays, et explique pour partie l’énorme succès de Donald Trump jusqu’à présent.

Face à ce constat, les responsables du parti républicain n’ont qu’une peur : que la probable nomination de Trump comme candidat n’effraie les républicains modérés, au point de les inciter à reporter leurs voix sur le parti démocrate ou à ne pas voter. Ils risqueraient ainsi de perdre non seulement l’élection présidentielle… mais également les élections pour le Congrès ! Car il faut rappeler que ce temps fort électoral est également celui du renouvellement de la Chambre des représentants et d’un tiers du Sénat. Or ce tiers du Sénat, cette année, est vulnérable dans la mesure où il compte dans ses rangs plus de sortants républicains que démocrates.

Ce scénario fait d’autant plus peur aux républicains qu’il rappelle celui de Barry Goldwater, en référence à l’élection de 1964 dans laquelle ce candidat de droite très extrême avait essuyé un écrasant échec électoral. Ce précédent est très présent dans l’esprit des républicains qui voient d’ailleurs ce scénario s’appliquer aussi bien à Donald Trump qu’à Ted Cruz.

Revue des Deux Mondes – Dans son discours et son attitude, Donald Trump joue-t-il les pyromanes ?

François Bujon de l’Estang – Il tient indiscutablement des propos teintés de violence et a injurié beaucoup de monde, froissant au passage beaucoup de sensibilités par des mots d’une grande radicalité. Ce qui explique d’ailleurs les incidents qui ont eu lieu dans l’Illinois, où des anti-Trump ont, eux aussi, franchi la limite de la violence. Par son langage, Donald Trump prêche une sorte de haine à l’égard des immigrés (par exemple en traitant de « violeurs » les immigrants mexicains) ou même de ses contradicteurs (on se souvient il y a quelques semaines de sa sortie « I’d like to punch him in the nose » adressée à un manifestant). On retrouve là les attitudes qui fondent la personnalité de Donald Trump, qui se comporte en agitateur de télé-réalité et se pose en personnage connu pour la verdeur de son langage, rejetant avec vigueur tout ce qui pourrait s’apparenter à du « politiquement correct ».

Revue des Deux Mondes – Cette attitude peut-elle durer ou doit-on s’attendre à voir Donald Trump adoucir son discours au fil de la campagne ?

François Bujon de l’Estang – Les deux options sont envisageables. S’il est désigné candidat, Donald Trump peut très bien continuer à faire feu de tout bois mais peut tout aussi bien tenir un langage plus modéré. Il l’a d’ailleurs démontré dans son discours au soir du premier Super Tuesday le 3 mars, où il s’est posé en rassembleur. S’il veut en effet entraîner davantage tous les électeurs républicains derrière lui, il aura tout intérêt à privilégier cette seconde option.

Ce qu’il est important de comprendre, c’est que Donald Trump est un individu aux facettes multiples. Il utilise pour l’instant une attitude et un langage qui lui valent de réussir à mobiliser un grand nombre de citoyens qui, d’habitude, ne votent pas. Il joue sur la colère profonde dans une grande fraction de l’électorat américain. Quand le moment sera venu de rassembler les républicains pour combattre Hillary Clinton, il mènera certainement contre elle des attaques très violentes mais devra, sur le fond, dire des choses plus consensuelles et rassembleuses.

Revue des Deux Mondes – Hillary Clinton, justement, a remporté une large victoire ce 15 mars. L‘avenir de la candidate démocrate est-il tout tracé ?

François Bujon de l’Estang – À l’issue de la journée de mardi, Tony Fratto, ancien porte-parole républicain de la Maison Blanche, a posté ce message sur Twitter : « Ce qui vient de se passer aujourd’hui est qu’Hillary Clinton a été élue présidente ». Si le message est évidemment excessif, cela en dit long sur les chances de l’ancienne secrétaire d’État de remporter la nomination puis, à terme, d’accéder éventuellement à la Maison Blanche.

Car pour Hillary Clinton, le succès de mardi est pour le coup sans mélange. Elle a remporté les cinq États, dispose de 300 délégués d’avance sur son rival Bernie Sanders, sans compter les super-délégués qui sont en sa faveur à 70%. Il faut par ailleurs noter qu’elle est parvenue à gagner dans des États difficiles, comme l’Ohio et l’Illinois où vivent un grand nombre de cols bleus, jusqu’ici très sensibles aux propos de Bernie Sanders. Après son succès dans le Michigan, ce dernier espérait bien y prévaloir. Mais c’est madame Clinton qui l’emporte.

Bernie Sanders va chercher à survivre le plus longtemps possible jusqu’à la convention démocrate de Philadelphie. Il peut compter pour cela sur des moyens financiers conséquents et dit avoir toujours l’espoir de gagner les grands États que sont New York et la Californie, qui disposent tous deux de beaucoup de délégués. Mais en réalité les calculs des experts montrent qu’il faudrait à Bernie Sanders remporter environ 70% des délégués qui restent à élire pour arriver à la convention avec une chance d’être élu. Une hypothèse bien peu probable qui laisse penser qu’Hillary Clinton arrivera à Philadelphie avec une très grosse avance… sauf bien sûr imprévu majeur.

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