Entretiens

Tôt ou tard, Donald Trump devra montrer qu’il est pragmatique

Ancien ambassadeur de France aux États-Unis et au Canada, François Bujon de l’Estang estime que si Donald Trump n’a pas de « vrai programme », son profil d’homme d’affaires et la situation du pays pourraient le conduire à introduire plus de réalisme dans son approche du pouvoir.

 

Revue des Deux Mondes – Comment qualifiez-vous la victoire de Donald Trump ?

François Bujon de l’Estang – Elle me paraissait très peu vraisemblable pour des raisons évidentes : les outrances de sa campagne, le caractère vulgaire et injurieux de certains de ses propos… Mais aussi parce qu’Hillary Clinton avait les choses bien en main et notamment au collège électoral. Le sentiment qui domine est donc la surprise et une certaine forme d’accablement, comme pour beaucoup d’Américains et d’Européens qui, ayant suivi le candidat Trump, ont aujourd’hui du mal à l’imaginer en président.

Il faut pourtant souligner que le résultat de cette élection est beaucoup plus étroit qu’on ne le dit. Hillary Clinton a gagné le vote populaire et détient, aujourd’hui, plus d’un million de voix d’avance sur Donald Trump selon un décompte qui n’est pas encore définitif. Du côté des grands électeurs, c’est également assez serré : 270 pour Donald Trump contre 228 en faveur d’Hillary Clinton. La victoire est confortable pour le candidat républicain, mais reste courte. Il ne s’agit en aucun cas d’un raz-de-marée.

 

Revue des Deux Mondes – Comment expliquez-vous la défaite du camp démocrate, que beaucoup pensaient improbable ?

François Bujon de l’Estang – Honnêtement, je n’avais pas pensé celle-ci possible : si l’on regarde les États qui ont voté continuellement démocrate depuis 1992 (les six dernières élections présidentielles), on trouve 19 États, soit 242 grands électeurs. Ces derniers auraient normalement pu être considérés comme acquis à Hilary Clinton. Dans la mesure où il faut 270 grands électeurs pour se faire élire, il lui aurait dès lors suffi de gagner un ou deux des grands États pivots, les fameux swing states, pour remporter l’élection.

Or Hillary Clinton n’est pas parvenue à cette performance, que l’on considérait avant le scrutin comme a minima. Elle n’a en effet gagné aucun des grands swing states : ni la Floride, ni l’Ohio, ni la Caroline du Nord. Au-delà de cet échec, dans les 19 États considérés comme acquis aux démocrates, elle en a perdu au moins trois, considérés comme capitaux : la Pennsylvanie (20 grands électeurs), le Michigan (16) et le Wisconsin (10).

Cette explication arithmétique de la défaite d’Hillary Clinton montre la relative inefficacité de la candidate démocrate, qui a réuni – chiffre impressionnant – 10 millions de voix de moins que Barack Obama en 2008.

 

Revue des Deux Mondes – La colère d’une certaine partie de l’électorat vis-à-vis de sa classe politique a été exploitée par Donald Trump pendant la campagne et bien avant lors des primaires. L’écart final entre les deux candidats reste pourtant assez serré. Était-ce le choix le plus payant ?

François Bujon de l’Estang – Donald Trump a adopté une stratégie électorale très habile qui consistait à miser sur tous les États désindustrialisés de la Rust Belt. Ce sont ainsi les Angry White Men qui ont fait basculer l’élection, ces classes moyennes blanches, plutôt âgées, peu éduquées, les laissés-pour-compte de la prospérité. Victimes des écarts de plus en plus grands entre les revenus, de la mondialisation, du libre-échange et de la désindustrialisation, cette catégorie d’électeurs ne se mobilisait d’ordinaire pas. En faisant écho à leurs craintes et à leurs frustrations, Donald Trump a su les faire voter.

Notons aussi que le président élu a été plus fort que prévu auprès de certaines autres catégories d’électeurs et notamment des femmes : 40% de l’électorat féminin a voté pour Donald Trump, alors que sa misogynie tapageuse aurait pu produire des ravages.

Du côté des minorités, les chiffres montrent qu’une forte majorité des votants se sont portés sur Hillary Clinton. La mobilisation a en revanche été moindre que ce qu’elle pouvait espérer. Elle n’a pas beaucoup mobilisé les jeunes. Ces derniers avaient choisi Bernie Sanders durant la campagne des primaires et ne se sont pas tous reportés sur la candidate. Elle n’a pas non plus suffisamment mobilisé les Hispaniques.

 

Revue des Deux Mondes – Depuis le résultat prononcé dans la nuit du 8 au 9 novembre, les discours alarmistes se multiplient. Cette attitude est-elle justifiée ?

François Bujon de l’Estang – Il faut se garder de tout jugement prématuré. On ressent une grande nervosité dans le monde entier, et surtout en Europe, à propos de la victoire de Donald Trump, dépeinte comme l’apocalypse… Tout cela est excessif ! Il faut attendre : comment constituera-t-il ses équipes, quelles seront ses priorités ? Nous sommes au tout début de la période de transition, il ne sert donc à rien de pousser des cris d’orfraie.

Retrouver le calme est d’autant plus nécessaire que chacun essaie de jouer l’apaisement, à commencer par Donald Trump lui-même. Dans sa première déclaration télévisée juste après l’élection, il a dit vouloir être le président de tous les Américains et vouloir les rassembler. Il a même rendu hommage dans des termes inattendus à son adversaire, que trois jours auparavant il voulait jeter en prison. Après ses 90 minutes d’entrevue avec Barack Obama à la Maison Blanche, il a expliqué avoir vu dans le président un « homme formidable » à qui il n’hésiterait pas à demander conseil à l’avenir. Cette même volonté d’apaisement est jouée par le camp démocrate : Hillary Clinton a été très digne dans sa façon de reconnaître la défaite, et le président Obama a donné tous les signes qu’on pouvait attendre de lui pour opérer une transition élégante et positive.

Nous avons des raisons de nourrir les craintes les plus sérieuses dans la mesure où personne n’imaginait le candidat Trump devenir le président Trump. Mais il ne faut pas exclure que le second puisse se révéler différent du premier. Nous parlons d’un homme au parcours long et heurté, quelqu’un qui a dirigé un empire immobilier. Il est connu pour ses travers : ne pas écouter ses collaborateurs, n’en faire qu’à sa tête, se mettre en colère… Va-t-il démontrer les mêmes traits de caractère en étant président ? C’est possible, mais nous ne pouvons lui faire un procès à l’avance.

 

Revue des Deux Mondes – Donald Trump a ouvert le bal des nominations avec Steve Bannon et Reince Priebus. Que faut-il attendre des choix du futur président dans la composition de son administration ?

François Bujon de l’Estang – Steve Bannon et Reince Priebus sont les deux seules nominations auxquelles Donald Trump ait procédé jusqu’à présent. Steve Bannon est sa garde rapprochée, issu de l’extrême droite « suprémaciste blanche », raciste, xénophobe et intolérante. Il est nommé conseiller stratégique mais sans responsabilité opérationnelle. Reince Priebus est au contraire l’apparatchik républicain numéro 1 du parti républicain. Il incarne la face professionnelle et washingtonienne tournée vers le monde politique et les médias.

Par ces deux nominations, Donald Trump entend réaliser une sorte d’équilibre. L’un sera le diable dans sa boîte, l’autre la tour de contrôle à la Maison Blanche. Reince Priebus a un profil de conciliateur, il fera figure d’amortisseur des chocs et de courroie de transmission avec le parti républicain et le Congrès.

Le vice-président Mike Pence vient, lui, de la droite la plus conservatrice et est un chrétien « born again » . Il est contre l’avortement, le mariage gay… Il a par ailleurs une longue expérience de Washington : avant d’avoir occupé le poste de gouverneur de l’Indiana, il a été pour cinq mandats consécutifs membre de la Chambre des représentants. À l’instar de ce que faisait Joe Biden auprès de Barack Obama, il sera chargé des relations avec le Congrès qu’il connaît bien.

Pour le reste de l’administration, rien n’est encore sûr. On entend circuler des tas de noms : le général Flynn, Rudy Giuliani, Newt Gingrich, le sénateur de l’Alabama Jeff Sessions… Plusieurs d’entre eux sont connus comme des conservateurs purs et durs. L’administration Trump sera aussi un mélange de praticiens de la politique à Washington et de membres de la société civile (le nom du neurochirurgien Ben Carson est par exemple mentionné).

Ces premiers noms, s’ils se confirment, sont intéressants : certains ne sont pas rassurants. Donald Trump a fait campagne en affirmant qu’il allait « assécher le marécage washingtonien ». Mais en réalité, on voit déjà que son équipe de transition compose avec des praticiens de Washington. Arrivera-t-il à constituer une administration vraiment nouvelle, ou sera-t-il au contraire récupéré par le système ? Il est impossible de se prononcer aujourd’hui.

 

Revue des Deux Mondes – Sa campagne a été émaillée de propositions controversées. Quel est votre sentiment sur la manière dont Donald Trump entend mener la politique de son pays ?

François Bujon de l’Estang – Donald Trump n’a pas de vrai programme, pas de proposition politique toute arrêtée. Il a procédé, durant toute sa campagne, par slogans : taxer les produits chinois, mettre 11 millions d’immigrés illégaux à la porte, construire un mur à la frontière mexicaine, faire grimper la croissance à 4%… Mais derrière ces slogans, il n’y a aucune vraie proposition articulée et documentée. C’est une sorte de programme « Potemkine », à l’image des fameux villages soviétiques dans les années 1920 : des façades magnifiques construites pour impressionner, sans qu’il y ait rien derrière.

Dès le 20 janvier 2017, Donald Trump se trouvera confronté à deux choses : la réalité du parti républicain et celle des relations internationales. Sur le premier point, si Donald Trump a été désigné comme candidat par la convention républicaine -après avoir défait 16 concurrents dans les élections primaires- nombre de caciques du parti ont refusé de l’endosser ou ont déclaré publiquement qu’ils voteraient contre lui (c’est le cas de la famille Bush ou du sénateur McCain). Ils ont bien compris que tous les slogans de Donald Trump sont contraires à la doctrine républicaine. Prenons un exemple : le parti est libre-échangiste depuis toujours, or Donald Trump veut sortir de l’ALENA (accord de libre-échange nord-américain), refuse de ratifier le TPP (accord de partenariat transpacifique) et ne veut plus entendre parler du TTIP (traité de libre-échange entre l’Europe et les États-Unis). Là-dessus, le parti républicain, en tant que majorité au Congrès, aura son mot à dire.

Sur le volet international, Donald Trump affirme que l’accord sur le nucléaire iranien est une catastrophe et qu’il souhaite le dénoncer. Mais il ne s’agit pas d’un accord bilatéral américano-iranien ! Il a été signé par un groupe de pays dont la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Russie, la Chine… et a été ratifié par les Nations-Unies.

Ces deux exemples montrent bien que le président Donald Trump n’aura pas le champ libre. Les choses sont beaucoup plus compliquées qu’il ne les dépeint. L’une des grandes inconnues sera la manière dont vont fonctionner les contrepoids du système américain. Le président des États-Unis est un chef d’orchestre. Mais si les violons, violoncelles et contrebasses ne veulent pas jouer la même partition, il devient plus difficile d’interpréter la symphonie.

 

Revue des Deux Mondes – Et sur ses autres propositions ?

François Bujon de l’Estang – Un certain nombre de questions amènent à remettre en cause beaucoup de choses annoncées pendant sa campagne : démantelera-t-il les accords de libre-échange ? Comment taxera-t-il les produits chinois ? S’en prendra-t-il aux grands partenaires des États-Unis ? Construira-t-il ce mur en présentant la note au gouvernement de monsieur Peña Nieto ? Démantelera-t-il vraiment l’ObamaCare ? Dénoncera-t-il l’accord de Paris sur la COP 21 ? Sur tous ces sujets, nous sommes dans le brouillard complet, et ne pouvons faire que des spéculations.

L’histoire nous montre que les candidats populistes arrivés au pouvoir ne tiennent généralement pas leurs promesses : Aléxis Tsípras en Grèce, qui applique une politique contraire à celle promise durant sa campagne électorale, Boris Johnson et Nigel Farage au Royaume-Uni, qui ont eu la sagesse de prendre la fuite dès leur victoire, pour ne pas avoir à mettre en œuvre ce qu’ils avaient préconisé.

Donald Trump aura plus de difficultés qu’on ne le pense car il n’y a pas d’unanimité derrière lui. Il découvrira que la réalité est plus difficile que la campagne électorale. Mais n’oublions pas qu’avant d’être un politicien, il est un homme d’affaires et donc, quelque part sans doute, un homme réaliste. Tôt ou tard, il devra montrer qu’il est pragmatique et, par conséquent, ne pas appliquer ses promesses ou composer avec la réalité.

 

Revue des Deux Mondes – Comment les démocrates et les républicains peuvent-ils parvenir à se refonder après une élection qui a énormément divisé le peuple américain ?

François Bujon de l’Estang – L’enseignement principal de cette campagne est que l’Amérique reste un pays profondément divisé. Nous l’avons constaté tout au long de l’administration Obama et nous le verrons probablement encore dans les années qui viennent.

Les deux partis politiques connaîtront des lendemains difficiles. Le parti démocrate a subi une méchante défaite. Après 8 années de pouvoir, il voit toute une génération s’en aller. Le clan Clinton est politiquement mort, après avoir dominé le parti pendant longtemps. Avec lui disparaîtront beaucoup de leaders devenus âgés : le vice-président Joe Biden, le secrétaire d’État John Kerry… Et Bernie Sanders à 74 ans. On ne voit pas encore de relève ou de génération montante au sein du parti démocrate, qui sera confronté à un double problème : vivre dans l’opposition et former une nouvelle génération.

Le problème du parti républicain est différent. Très fragmenté, il a été l’otage de la droite la plus conservatrice depuis quelques années, sous la forme du Tea Party et des églises évangélistes. Aujourd’hui, cette droite dispose de ténors prêts à donner de la voix : le sénateur Ted Cruz ou le sénateur Marco Rubio réélu en Floride… Ceux-là continueront de tirer à droite. D’autres, au sein du parti républicain, sont très internationalistes, plus modérés mais ne détiennent plus le pouvoir, confisqué par le Tea Party et la droite conservatrice religieuse. Ils pourraient pourtant eux aussi donner de la voix si Donald Trump va trop à droite dans sa politique. La division profonde des républicains subsistera et continuera de se manifester. Elle peut rendre au président Trump la vie difficile.

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